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comme un bonheur de se tenir éloigné non seulement de cette scène de folies et d’iniquités qu’on appelle le monde, mais de « cette scène d’opprobres qu’on appelle littérature[1]. » Pour la littérature au moins, il a tenu parole. Après la chute de sa tragédie en 1777, il n’a plus rien publié que des articles de journaux, où il ne mettait pas son nom, et des pamphlets politiques, qu’il ne signait pas non plus. Or il faut songer qu’il était alors dans la force de l’âge (il n’avait pas quarante ans), qu’il était connu, discuté, presque célèbre, encouragé par ses partisans, provoqué par ses adversaires, sollicité de toutes parts à produire. Pourtant, dès qu’on lui parle de se mettre à l’ouvrage, il entre en fureur et pendant quinze ans il a le courage de se taire.

De la part d’un homme entré dans la carrière avec une si belle suffisance, si sûr tout d’abord de lui-même et du succès, ce silence obstiné paraît difficile à comprendre. En général, on l’attribue à l’injustice des critiques qui atteignirent ses ouvrages, et lui-même le laisse entendre. Mais ces blessures de la vanité suffisent-elles à tout expliquer ? Qu’elles lui aient inspiré la défiance ou la haine d’une société qui a trop bien accueilli les railleries de ses rivaux ; qu’elles l’aient poussé à fuir dans la solitude ce monde qui le méconnaît, à ne plus rien publier pour des gens dont il croit la malveillance incurable, nous l’admettons à la rigueur. Mais ne lui restait-il pas d’écrire pour lui-même et pour la postérité ? Et comment supposer qu’il ait négligé cette ressource et refusé d’en appeler du jugement de ses contemporains ? Sans doute il avait éprouvé un échec au théâtre, et ce sont les plus sensibles de tous. Pourtant des exemples étaient là, lui montrant qu’on se relève de la chute d’une tragédie. La Harpe ne réussissait guère à la scène : il ne se décourageait pas. Après chaque mésaventure, il se remettait au travail, pour composer une pièce nouvelle qui fît rougir le public de son injustice. La Cléopâtre de Marmontel avait été outrageusement sifflée. Au lieu de l’abandonner à son sort, l’auteur la reprit, la corrigea, la remania, et, trente ans plus tard, quand tout le monde, excepté lui, l’avait oubliée, il la fit reparaître au jour. Après tout, Chamfort avait le droit de prétendre que Mustapha et Zéangir, sa tragédie, avait remporté un demi-succès ; on l’avait applaudie

  1. Éd. Auguis, V, p. 275.