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mots qu’il renferme : la plupart d’entre eux courent le monde. Des Maximes et Pensées il s’occupait davantage. On sent qu’il prenait plus de soin à les rédiger ; il en aiguisait la pointe. Il les groupait aussi en différens chapitres, d’après le sujet : maximes générales ou pensées morales, de la société, des grands, des femmes, de l’amour, du mariage, etc. On a des raisons de croire qu’il a commencé à les écrire vers 1780. Il y travaillait quand éclata la Révolution et, après la prise de la Bastille, il y ajouta un chapitre pour accabler d’injures la vieille société qui s’effondrait. Il ne songeait pas alors qu’il allait perdre lui-même beaucoup à sa ruine. Ces gens du monde dont il était l’homme, ces grandes dames pour lesquelles il faisait ses dépenses d’esprit, vont fuir Paris et la France. Les salons se fermeront. Où trouvera-t-il maintenant l’occasion de conter ses anecdotes ? Comment pourra-t-il entretenir ses provisions d’idées, si l’on ne se réunit plus pour causer ? L’ouvrage, qu’alimentent ses improvisations de tous les soirs, demeurera interrompu. Et c’est grand dommage ; car il n’a rien fait de meilleur. N’importe ; tel qu’il est et bien qu’inachevé, il suffit à lui assurer une place distinguée dans cette élite de grands écrivains moralistes qui sont l’honneur des lettres françaises.

De tous nos moralistes, c’est peut-être Chamfort qui a le plus malmené la société de son temps et l’humanité tout entière. Il a beau prétendre que la meilleure philosophie, quand on juge ses semblables, est d’allier le sarcasme de la gaieté avec l’indulgence du mépris[1] : l’indulgence est rare chez lui. Je ne crois pas qu’il ait épargné personne. Toutes les situations, tous les états, grands et petits, gens de robe et gens de plume, hommes et femmes, tout y passe. Les courtisans ne sont que des pauvres enrichis par la mendicité[2]. Pour caractériser la manière dont ils vivent entre eux, il se contente de dire : « Amitié de cour, foi de renards et société de loups[3]. » S’il leur arrive de protéger les beaux esprits, de se lier avec eux, ne cherchez pas à ces liaisons des motifs élevés ; c’est uniquement parce qu’il y a des gens qui ont plus de dîners que d’appétit, alors que d’autres ont plus d’appétit que de dîners[4]. Dans tous les cas, quand les

  1. Éd. Auguis, I, p. 345.
  2. Ibid., 1, p. 392.
  3. Ibid., 1, p. 379.
  4. Ibid., I, p. 377.