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l’étranger qui guette à la frontière. » Il faut toujours tenir compte, quand on apprécie la politique de l’Italie, des difficultés redoutables inhérentes à sa situation dans le monde ; il faut aussi se souvenir que, depuis les temps de Caton d’Utique, les dieux eux-mêmes, en Italie, sont du parti du plus fort.


V

Ce que l’on peut dire de la Russie, de l’Angleterre et de la France, se dégage, par antithèse, de ce que nous venons de montrer à propos des puissances tripliciennes. — Rien de plus naturel, de plus légitime que la surprise douloureuse de l’opinion russe à la nouvelle de l’annexion de la Bosnie-Herzégovine. En 1878, la Russie victorieuse a été obligée de soumettre intégralement le traité de San-Stefano au Congrès qui l’a dépouillée des avantages acquis au prix d’une si rude campagne ; en bonne justice, elle était fondée à espérer que l’Europe tiendrait à honneur d’évoquer devant une conférence et de discuter l’annexion à l’Autriche de la Bosnie-Herzégovine délivrée du joug turc par le sang des soldats du Tsar. Mais, comme l’a dit Bismarck, « l’indignation n’est pas un état d’esprit politique, » lorsqu’on n’est pas prêt à la soutenir par la force. M. Isvolski a eu une double illusion : il a trop écouté les plaintes d’une opinion qu’il lui appartenait de retenir et de diriger, et surtout, il a cru à la vertu intrinsèque des mots et des formules diplomatiques, tandis que seuls comptent, dans la bataille, les intérêts et les forces. De là sur le terrain diplomatique, son échec ; il était impliqué, nous l’avons montré, dans les conditions mêmes où la lutte s’est engagée. Mais, en réalité, la Russie n’a rien perdu ; elle a cédé à des menaces parce que ni elle, ni ses alliés ou amis ne voulaient faire la guerre pour la Bosnie. C’est là le fait qui domine toute la crise malgré les efforts qu’on a multipliés à Vienne et à Berlin pour en voiler la brutale réalité ; il éclaire la Russie sur ce que dissimulent les avances de la diplomatie allemande ; séparée de ses associés, la Russie serait fatalement vouée à être, en Orient, comme elle l’a été en 1878, la dupe de l’amitié allemande. Elle sait que, depuis Bismarck, l’Allemagne a opté en faveur de l’Autriche. Dans ses récens déboires, la Russie a recueilli un autre enseignement dont elle a déjà commencé à tenir compte : c’est que, dans les grands conflits internationaux,