Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 51.djvu/848

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans ses Mémoires, comment les dispositions de Bismarck à l’égard de la Russie, en 1878, subirent le contre-coup de ses rancunes contre Gortschakoff : « Tout est changé, s’écria Bismarck en apprenant que le vieux chancelier serait le premier plénipotentiaire russe au Congrès, je ne permettrai pas au prince Gortschakoff de monter une seconde fois sur mes épaules pour s’en faire un piédestal[1]. » Dans les récens événemens, les questions de personnes semblent, à certains momens, passer au premier plan ; elles ont certainement contribué à envenimer le différend et à prolonger le conflit. Il serait téméraire, en si délicate matière, de rien préciser, mais il serait naïf de ne chercher, en politique, que des grandes vues et des pensées élevées ; il y a place pour des sentimens moins nobles, des mobiles plus mesquins. Sans y insister, il fallait noter ce trait de la physionomie de la dernière crise : elle n’a pas grande allure ; l’escrime des adversaires n’est pas très franche, pas très dégagée ; ils font blanc de leur épée, mais ils ne s’engagent pas à fond et, dès que la résistance devient sérieuse, ils rompent. On ne s’est pas battu, on s’est tâté.

L’annexion de la Bosnie-Herzégovine par l’Autriche-Hongrie mettait l’Europe en présence de deux séries de difficultés de nature différente ; les unes relevaient du vieux droit des gens, de ce que l’on appelait jadis la « politique des Cabinets, » les autres appartenaient à la « politique des peuples. » Les premières résultaient de la violation, par l’initiative de l’une des parties contractantes, d’un traité délibéré et signé, en un Congrès solennel, par sept grandes puissances. De ces sept puissances, l’une, la Turquie, subissait un préjudice matériel, puisqu’elle perdait la souveraineté, plus nominale, il est vrai, qu’effective, d’une grande province ; les autres (Allemagne, Angleterre, France, Italie, Russie) ne pouvaient intervenir qu’au nom du respect dû aux traités et des égards que les signataires d’un acte diplomatique aussi important sont tenus d’avoir les uns vis-à-vis des autres. De plus, ces puissances étaient moralement engagées envers la Turquie à ne pas tolérer l’aggravation sans compensations d’un traité dont, en 1878, elles lui avaient imposé l’acceptation. L’indépendance de la Bulgarie et la proclamation du prince Ferdinand comme tsar des Bulgares soulevaient une difficulté de même nature : les traités étaient violés, la Turquie était

  1. Cité par M. Hanotaux, ici même (1er septembre 1908) et dans le tome IV de son Histoire de la France contemporaine, p. 343.