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du lac Viverone, l’étang morose qui recouvre et recèle toute une ville engloutie. Pareille à la cité d’Is dont le peuple s’agite dans l’onduleux suaire de l’Océan, cette autre cité maudite vit, respire, frissonne sous le linceul des eaux stagnantes, et dans la nuit de la Toussaint, on entend le glas de ses cloches implorant des prières pour les trépassés. Maintes légendes, de semblable origine, sont racontées sous la moraine alpestre, en ce pays d’Ivrée dont l’habitant conserve encore l’âme et l’esprit de ses aïeux celtiques : où le cette passa, il a semé toute une grande poésie populaire… Mais Belgrano s’inquiétait peu des morts ; philosophe, il préférait s’occuper des vivans.

Capitaine déjà à la bataille de Marengo, le vieux soldat s’était distingué dans de nombreuses rencontres ; même, en un jour de demi-bonheur, il avait commandé une bicoque ligurienne. On l’avait néanmoins mis en réforme. Privé de sa dragonne, n’osant pas retourner à Turin, l’Italien vivait donc à Paris, pestant contre Bonaparte, et l’Italienne, sa femme, enrageait autant que le mari. Tous deux possédaient une modeste fortune qu’ils dépensaient avec ostentation. Dans son étroit appartement, au coin de la rue du Sabot, la citoyenne Belgran avait des jours de réception, tenait des assemblées, offrait d’affriolantes dînettes. La bière et les brioches du somptueux Piémontais, ses tables d’écarté et de dominos attiraient chez lui bien des camarades. Gens de bel appétit, ils fréquentaient une salle à manger alléchante, y amenaient l’épouse ou la maîtresse, et pour de tels galas, endossaient l’uniforme :… un salon !…

Pittoresque salon, d’ailleurs, qu’un romancier se plairait à décrire ! Ici, des militaires à l’habit élimé, blaguant, sacrant, fumant peut-être ; et là, des viragos, leurs compagnes d’occasion, s’exprimant comme à la cantine, servant le coq-à-l’âne, et dégoisant les mots de la « grivoise. » Entre deux verres de ratafia, on critique, on nasarde, on bafoue ; le « nabot corse » est plastronné ; turlupinées aussi, « maman La Joie, » sa mère, cette rêche et sèche Mme Lætitia, ou « la Poulette, » sa sœur, Pauline Leclerc, si calomniée. Mais tandis qu’ils clabaudent, un des plaisantins écoute, observe, prépare son rapport : la police a su se faufiler dans le logis du Piémontais… Giuseppe Belgrano, l’Italien, vous auriez dû connaître ce cri de prudence italienne : « Je me défie de mes ennemis ; de mes amis que Dieu me garde ! »

L’ornement de la maison frondeuse, son Brummel, son