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Cette conversation date du mois d’août 1840. A la fin de décembre de cette même année, Lamennais, était condamné, par le jury de la Seine, à un an de prison, pour avoir dans un écrit d’une extrême violence, intitulé : Le Pays et le Gouvernement, insulté le Roi et les Chambres. Il passa toute l’année suivante à Sainte-Pélagie. Au cours de cette détention, Mme Cottu alla le voir plusieurs fois. Exaspéré par le traitement rigoureux qu’il subissait, Lamennais se laissait aller à des violences croissantes. « Jusqu’à présent, disait-il, j’avais été d’avis que la révolution qui se prépare devait être renfermée dans de certaines limites de modération, surtout relativement aux personnes ; mais j’ai tout à fait changé d’avis, et je pense au contraire qu’on doit sévir avec vigueur contre les oppresseurs du peuple. » Aussi voulait-il que M. Guizot et M. Molé fussent condamnés aux galères. Il voulait également qu’on empruntât à la religion l’idée de l’excommunication qui lui paraissait sublime et qu’on l’appliquât à la politique. « Les noms des traîtres et des ennemis du peuple, disait-il, devraient être inscrits en encre rouge sur de grands tableaux dans toutes les écoles et voués à l’exécration des enfans. » « Je ne sais, disait-il encore, si on sera assez sot pour pardonner, mais moi, je n’oublierai jamais rien. » Chateaubriand, qui assistait à la conversation, paraissait un peu embarrassé de cette explosion de fureur ; cependant, tandis que Mme Cottu s’efforçait de ramener Lamennais à des sentimens plus humains, Chateaubriand se bornait à lui dire que la révolution n’était pas si proche et que la dynastie nouvelle, s’appuyant sur des intérêts puissans, était en état de faire une longue résistance.

La conversation de Lamennais ne s’élevait pas toujours à ce diapason de violence. Parfois, au contraire, il se laissait aller à causer avec abandon et bonhomie, comme on cause avec une très ancienne amie. Il ne dissimulait pas à Mme Cottu les embarras de sa situation matérielle. Ses livres ne se vendaient plus. Il ne vivait guère que du produit de ses Réflexions sur l’Imitation ; s’il tombait malade, il se verrait dans la nécessité de s’abandonner à la charité de ses amis ou de se faire porter à l’hôpital. Parfois aussi, il lui confessait les mécomptes et les désagrémens qu’il essuyait dans la société nouvelle au milieu de laquelle il avait vécu depuis quelques années. Comme il était naturel, Lamennais avait totalement changé de milieu. Sauf Mme Cottu elle-même, et le baron de Vitrolles, presque tous ses anciens amis l’avaient