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N’ayez d’autre objet que de cueillir le plaisir, et surtout le plaisir des sens, le seul qui procure un contentement actif et réel ! »

C’est pour établir cette doctrine, — audacieuse et « cynique » adaptation du nietzschéisme à l’intransigeance radicale du caractère slave ? — que le nouveau romancier nous raconte les aventures de son héros, jeune étudiant à jamais guéri de la fièvre politique comme de toute illusion sentimentale, et dont j’aurai suffisamment défini la monstrueuse originalité en disant que sa propre sœur éprouve un invincible sentiment d’inquiétude aussitôt qu’elle le voit approcher d’elle. Personnage infiniment plus terrible, à la fois, et plus répugnant que les produits les plus pervers de l’imagination de Laclos : mais sans que jamais l’auteur nous le montre commettant une action pleinement criminelle. D’un bout à l’autre du roman, — qui égale en longueur l’Anna Karénine du comte Tolstoï. — nous apercevons Ssanine à l’arrière-plan de la scène, avec son étrange sourire ironique et désabusé. tandis que d’autres jeunes gens, plus près de nous, consument misérablement leur vie à lutter et à souffrir, à se dévouer pour des chimères de toute espèce, toutes également stériles et fatales ; et toujours, au moment où succombent, ces sottes victimes, toujours nous apparaît Ssanine debout à côté de leurs cadavres, paisiblement occupé à goûter de chaque beau fruit qu’il trouve sous sa main. Ecoutons-le nous exposer lui-même son dogme nouveau :


— Ma vie, ce sont mes sensations : et quant à ce qui s’étend derrière leurs frontières, je crache dessus ! Quelque hypothèse que nous puissions imaginer, ce ne sera-jamais qu’une hypothèse, et il y aurait trop de sottise à bâtir sa vie-sur un tel fondement. Que celui-là s’en occupe qui en éprouve le besoin : mais moi, je veux vivre… Je vis, et je veux que la vie me soit agréable. À cette fin, j’entends avant tout pouvoir satisfaire toujours mes désirs naturels. Ces désirs sont tout. Meurent-ils dans l’homme, sa vie meurt du même coup ; et si c’est lui qui tue en soi ses désirs, c’est soi-même qu’il tue.

— Mais les désirs peuvent être mauvais ?…

— C’est possible.

— Et alors ?

— Et alors, cela revient au même ! — répondit Ssanine, de sa voix délicate, enlevant sur Georges ses yeux clairs et gais.


Telle est la « thèse » qui a valu à M. Artsibachef l’un des plus grands succès qu’ait obtenus jamais, en Russie, un auteur de romans : et, bien que ce succès ait été dû, pour la plus grosse part, à la thèse elle-même, on ne saurait nier que le jeune écrivain ne possède, à son tour, certaines qualités littéraires des plus remarquables. Il est surtout, lui