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où le lyrisme serait si ridicule, que tu seras forcé de te surveiller et d’y renoncer. Prends un sujet terre à terre, un de ces incidens dont la vie bourgeoise est pleine, quelque chose comme la Cousine Bette, comme le Cousin Pons de Balzac, et astreins-toi à le traiter sur un ton naturel, presque familier, en rejetant ces digressions, ces divagations, belles en soi, mais qui ne sont que des hors-d’œuvre… » On a contesté l’exactitude de ce récit. Il se peut qu’il ait été arrangé et embelli ; mais le fond en est véridique. Les allusions qu’y fait Flaubert dans sa Correspondance le prouvent surabondamment. Il y a mieux. Il tint compte du verdict de ses amis. La déception avait été cruelle, mais la leçon fut salutaire. Ce fut le point de départ ou l’occasion d’une transformation radicale dans la manière de l’écrivain.

Sur ces entrefaites, il était parti pour l’Orient. Ces longs voyages, souhaités depuis toujours, ont sur ceux qui les accomplissent un premier effet : c’est de libérer l’imagination de ses rêves en y substituant la vision de la réalité. Flaubert eut tout loisir de faire son examen de conscience littéraire. Oui, décidément, son tort avait été de céder à la séduction du subjectivisme. « Plus vous serez personnel, plus vous serez faible. J’ai toujours péché par là, moi : c’est que je me suis toujours mis dans tout ce que j’ai fait : à la place de saint Antoine, par exemple, c’est moi qui y suis. La sensation a été pour moi et non pour le lecteur. Moins on sent une chose, plus on est apte à l’exprimer comme elle est (comme elle est toujours, en elle-même, dans la généralité et dégagée de tous ses contingens éphémères)[1]. » Des théories qui avaient été celles du romantisme de 1820, il évoluait vers celle qu’y substitueront Gautier et lui-même : la théorie de l’impersonnalité dans l’art.

Il l’appliquera par la suite à la Tentation, qu’il ne jeta pas au feu, mais qu’il refera deux fois, d’abord en 1856, puis en 1874, pour l’amener à une forme de plus en plus objective. Mais, pour commencer, il se mettra à cette œuvre choisie tout exprès afin de le préserver de son romantisme. Dans la journée qui suivit la lecture fameuse et désastreuse, Bouilhet avait, paraît-il, lancé : « Pourquoi n’écrirais-tu pas l’histoire de Delaunay ? » Et Flaubert s’était écrié avec joie : « Quelle idée ! » L’histoire de ce Delaunay ou de ce Delamarre, un officier de santé dont les mésaventures conjugales avaient défrayé la chronique normande, était ce sujet trivial et banal dont la platitude devait servir d’antidote au lyrisme de Flaubert. Il s’y mit dès le retour, et il était

  1. Correspondance, 1852.