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sur la mer, comme dans une âme, un souvenir confus qui passe. » La principale qualité que recherche Flaubert dans le style, plus encore que l’image, c’est l’harmonie de la phrase. Pas d’assonances ! Il paraît qu’en poésie il n’avait pas l’oreille juste : chaque vers qu’il citait, il le citait faux. C’est donc que le rythme et le nombre ne s’apprécient pas de même pour les vers ou pour la prose. Mais image et harmonie, c’est précisément ce qui constitue le style lyrique.

Du romantisme Flaubert tient encore son horreur pour l’époque moderne. On connaît sa haine tenace du bourgeois, qui ressemble si fort à une manie. Elle traverse toute son œuvre. Au nombre de ses écrits de la quatorzième année, on nous signale Une leçon d’histoire naturelle, étude sur les opinions et les habitudes d’un copiste, type de bourgeois d’une platitude écœurante. Il avait eu plus tard l’idée de faire un Dictionnaire des idées reçues. Ce livre précédé d’une bonne préface où l’on eût indiqué comme quoi l’ouvrage a été fait dans le dessein de rattacher le public à l’ordre, à la convention générale, et arrangé de telle manière que le lecteur ne sût pas si on se moquait ou non de lui, aurait été un chef-d’œuvre d’ironie recuite. Sur le Nil, à bord de sa cange, Flaubert annonce qu’avec Du Camp « ils passent leur temps à faire les sheicks, c’est-à-dire les vieux : le sheick est le vieux monsieur inepte, rentier considéré, très établi, hors d’âge et nous faisant des questions sur notre voyage dans le goût de celles-ci : « Et dans les villes où vous passez, y avait-il un peu de société ? Aviez-vous quelque cercle où on lit les journaux ? etc.[1]. » La mort ne calma pas cette grande colère. Du fond de la tombe, le romantique impénitent lançait encore à la tête du bourgeois cette facétie énorme de Bouvard et Pécuchet. Flaubert reproche à son siècle d’être le siècle des chemins de fer, du pavage en bois et des caisses d’épargne pour les domestiques économes qui viennent y déposer ce qu’ils ont volé à leurs maîtres. N’eût-il inventé ni les chemins de fer ni les caisses d’épargne, ce siècle lui serait quand même insupportable parce qu’il est le sien et que son imagination s’y heurte aux limites étroites du réel. Il lui faut s’échapper dans le temps et dans l’espace. Il habite en esprit les siècles disparus. Il se vante de porter dans ses entrailles l’amour de l’antiquité. Qu’est-ce d’ailleurs qu’il aime si fort dans l’antiquité ? Les spectacles qu’il se représente d’après les descriptions livresques. « J’ai relu l’histoire romaine de Michelet… As-tu pensé quelquefois à un soir de triomphe, quand les légions rentraient, que les parfums

  1. Correspondance, 24 juin 1850.