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presque égaux en nombre aux Musulmans. Mais rien ne supplée au caractère, ni même à la générosité du sang. La bravoure du Turc et de l’Arabe l’emporte, en fin de compte, sur toutes les ressources de la ruse et de l’ingéniosité. Ensuite, ces « rayas » représentent des forces, sinon toujours hostiles, du moins divergentes. Chaque race ou chaque communauté poursuit à l’écart son idéal particulier, qui finit par s’opposer à celui du voisin. Jusqu’ici la suprême habileté de leur Maître a été de les exciter les uns, contre les autres et de les affaiblir en les divisant. Aujourd’hui, le progrès des mœurs et des idées va-t-il leur permettre de s’unir en vue d’un intérêt commun ? Malheureusement, la culture qu’ils ont reçue ne fait que leur révéler davantage l’hostilité foncière de leurs aspirations, leurs contrariétés d’esprit et de tempérament, — tout ce qui les sépare. Les Jeunes-Turcs, qui avaient manifesté l’intention généreuse d’opérer la fusion, seront-ils capables de mener à bien une pareille tâche ? Nationalistes convaincus, — et Turcs avant tout, — ils ne peuvent que se heurter contre les autres races ou partis nationalistes de l’Empire. En outre, rendus suspects aux dévots par leur condescendance aux idées européennes, ils sont obligés en quelque sorte, pour se racheter de cette faiblesse, d’exagérer encore leur exclusivisme de patriotes. Que sortira-t-il d’une situation aussi embrouillée et aussi dangereuse ? Bien fin qui le devinera. Jamais, en Orient, la mêlée des peuples et des religions n’a été plus âpre, ni l’avenir plus incertain. Jamais enfin ne s’est fait sentir plus clairement la nécessité d’un pouvoir central à la fois équitable et fort, sinon pour nous mettre d’accord, du moins pour tenir en respect des gens qui s’exècrent et qui ne cherchent que l’occasion de s’entre-manger.


LOUIS BERTRAND.