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byzantin existe toujours. Des bords de la Mer-Noire aux ultimes cataractes du Nil, d’Odessa à Kartoum, en passant par l’Anatolie, la Syrie et la Palestine, partout le Grec est embusqué dans quelque coin, comme pour rappeler qu’il fut le maître, qu’il n’a rien abdiqué de ses droits et qu’il est encore bien vivant. Et je ne parle ici que de l’Orient, car l’Hellène déborde sur l’univers entier. Il n’est nullement paradoxal de soutenir que le Grec se rencontre dans tous les pays du monde, sauf en Grèce. Si l’on traverse le Péloponnèse, on y trouvera des villages entiers qui sont complètement déserts. Volets tirés et portes closes, il n’y a plus que des poules dans les rues : les habitans se sont embarqués en masse pour l’Amérique ou pour le Transvaal.

Mais c’est dans les grandes villes orientales surtout qu’on sentira l’intensité du grouillement hellénique : à Stamboul, dans les quartiers voisins de Sainte-Sophie, au Phanar, à Galata et à Péra où ils tiennent à peu près tout le négoce ; à Smyrne, où ils sont chez eux, où ils étalent leurs somptueuses villas, où les silhouettes classiques de l’Hermès d’Andros et de l’Ephèbe d’Anticythère peuplent les jardins et les vestibules ; à Jérusalem, où ils écrasent les Latins de leur richesse et de leur nombre ; à Alexandrie, qu’ils ont presque reconquise et qui se prépare à élever une statue à son fondateur macédonien ; au Caire enfin, où ils règnent sur les banques, les épices et les tabacs. Pour s’imprégner tout à fait d’atmosphère hellénique, qu’on aille rôder, un dimanche, du côté de Choubra, la « Grenouillère » cairote. Tout y est grec : cafés, restaurans, concerts et théâtres, public, serveurs et acteurs, tout jusqu’à la « gommeuse parisienne » qui va détailler son couplet, entre « Mlle Mirko » et « Mlle Eva, » équilibristes viennoises et Grecques authentiques. L’étonnant, ce sont les affiches et les programmes, rédigés dans la plus pure langue académique. La troupe s’y appelle « le thiase, » et les entrechats de ces demoiselles s’intitulent « les chœurs. »… Le thiase, les chœurs ! on rêve aux Dionysiaques, on supprime le présent, on saute par-dessus les siècles, et, avec un peu d’imagination et beaucoup de complaisance, on croit retrouver dans cette bruyante Choubra, mollement étendue sur une des rives du Nil, une image affaiblie de l’antique et voluptueuse Canope.

Le type humain moderne qui pouvait se développer dans ce milieu très spécial, on l’a décrit assez souvent et moi-même, en esquissant un portrait du Levantin, j’ai suffisamment pensé à