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main lasse, elles chassent la fumée, — une main de sauvagesse, tatouée d’une croix à la naissance du pouce.

Entre ces braves aïeules et leurs filles, le contraste est déjà très marqué. Les filles sont des femmes de trente ou quarante ans. Elles ont été élevées chez des religieuses françaises ou italiennes ; elles s’expriment avec une correction suffisante dans la langue qu’on leur enseigna au couvent. Leur mise et leurs coiffures sont absolument européennes. Seulement, les Syriennes de Syrie, moins fortunées que les exotiques ou habillées par de moins bonnes faiseuses, se distinguent par la mesquinerie ou le mauvais goût de leurs toilettes. Au contraire, les Egyptiennes arborent les plus fastueux atours, des jupes et des blouses aux couleurs tapageuses. Leurs gorges ruissellent de bijoux vrais ou faux, et, à chacun de leurs gestes, elles dégagent des effluves de parfumeries vertigineuses. Les époux de ces dames sont également très parés et très parfumés. J’observe l’un d’eux qui est assis en face de moi. Son affectation d’anglomanie, le brillant hyperbolique qui resplendit à sa cravate, sa façon dédaigneuse d’encenser du menton sur la pointe de son faux-col trahissent assez l’insolence toute fraîche du parvenu. A chaque instant, il appelle une nourrice qui promène son poupon sur la terrasse, — une superbe nourrice toute fanfreluchée de guipures, tout auréolée d’épingles à boules de cuivre et qui fait énormément d’embarras. C’est la nourrice de son fils. Il en éblouit les autochtones. Au fond, il les méprise, et je l’entends qui coule à l’oreille de son voisin : « Que voulez-vous ! Ici, ils font de si petites affaires ! » Le cri du cœur est parti. Ces Syriens d’Egypte, enragés manieurs d’argent, ne songent qu’aux « affaires. » J’écoute leurs conversations. Toutes les phrases ne sont que des variations sur un thème identique : « Moi, je gagne cent livres par mois ! Un tel a gagné deux mille livres en une année ! » — On se croirait au Caire ou à Alexandrie, au Café de la Bourse !

Ainsi devisent les hommes mûrs. Voici, maintenant, la troisième couche, la génération des petits-fils et des petites-filles. Ce sont des adolescens ou de tout jeunes gens. Comme extérieur et comme allures, ils diffèrent à ce point de leurs grands-pères et de leurs grand’mères qu’ils semblent appartenir, non pas même à une autre catégorie sociale, mais à une autre race. Ma voisine, qui doit avoir entre seize et dix-huit ans, est une Alépine. (Elle porte d’ailleurs sur sa joue gauche le stigmate trop cruellement