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de ses poursuites, je proposai de l’objet, — dont je n’avais aucune envie, — un prix très bas, un prix dérisoire. L’Arménien s’entêta à me rouler, multiplia les passes et les corps à corps pour me forcer à toucher terre. Ce fut une escrime éblouissante et interminable. Sous ses formules polies, je sentais sa rage de se heurter à ce phénomène invraisemblable : un voyageur qui refuse de se laisser faire ! Je me raidis de toutes mes forces, je tins bon. En désespoir de cause, il accepta mon prix et me mit la broderie dans la main, aimant mieux vendre à perte que de céder à l’entêtement d’un Européen. Il était toujours très poli, mais il en fumait, le drôle ! et je crois que, s’il l’avait osé, il m’aurait battu.

Cette fermeté qui se dissimule sous le relâchement de la tenue, ce manque de dignité qui s’accompagne d’astuce commerciale et diplomatique, — tout cela cadre à merveille avec l’esprit éminemment positif et pratique du Levantin. C’est parce qu’il est pratique, qu’il ignore ou dédaigne nos raffinemens occidentaux en matière de morale. Il sent très bien et il excelle à nous faire sentir que les délicatesses dont nous nous targuons, ne sont, presque toujours, que des défis naïfs au sens commun.

Non pas qu’il soit incapable lui-même de délicatesse, qu’il n’ait son point d’honneur, ou même son héroïsme. Seulement, cette délicatesse, ce point d’honneur et cet héroïsme diffèrent beaucoup des nôtres. Voici, par exemple, une histoire que j’ai entendu conter en deux ou trois endroits et qui était différemment appréciée, suivant que les auditeurs étaient des Européens ou des Levantins. Il s’agit encore d’un Arménien, d’un étudiant en médecine, élève d’une Faculté orientale, assez pauvre hère, mais studieux écolier. Ayant suppléé pendant quelque temps le médecin en chef d’un hôpital, il se fit remarquer de celui-ci par des qualités peu ordinaires chez ses condisciples. Le médecin, — un de nos compatriotes, homme mûr et d’expérience, — se souvint de son jeune suppléant lorsqu’il eut à remplacer un interne. Il insista pour avoir l’Arménien en question, lequel fut nommé sur sa recommandation expresse et très chaleureuse : cela valait au jeune homme quelques loisirs et un bénéfice pécuniaire qui n’était point négligeable. Or, que fit notre Arménien pour témoigner sa reconnaissance à son protecteur ? D’abord, il déploya un zèle admirable, dont les malades furent les premiers à éprouver les heureux effets. Il s’attacha même à quelques-uns