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perçantes fouillant tous les recoins de l’horizon. Le soir, accroupis autour du feu, Ibrahim et Abdallah égrenaient tous deux des chapelets. Le chapelet d’Abdallah avait quelque chose de belliqueux, celui d’Ibrahim pendait, timide et nigaud, entre ses doigts. L’un, avec son veston très propre et ses bottines lacées, avait l’air d’un garçon d’infirmerie, l’autre, pieds nus, sous ses guenilles sommaires et sa crasse héroïque, montrait la mine farouche d’un guerrier et la dignité d’un ambassadeur.

Cette antithèse d’Ibrahim et d’Abdallah, — du sédentaire et du nomade, du « raya » et de l’homme libre, du sujet qui obéit et du maître qui commande, — elle se retrouve partout en Orient, plus ou moins atténuée, non seulement entre les Mahométans et les Hétérodoxes de la basse classe, mais entre les élites chrétiennes et juives d’une part et les élites musulmanes de l’autre. Ni la fortune, ni l’éducation, ni les honneurs, ni la communauté de langues, du costume, de genre de vie et d’habitudes n’effacent les différences foncières qui les séparent. Un kaïmakam chrétien se distingue tout de suite d’un kaïmakam musulman. Un administrateur, voire un ministre copte trahit son origine, dès qu’il est confronté avec un de ses collègues de race ou de religion islamique. Cela saute aux yeux du voyageur le moins prévenu : un Chrétien ou un Juif oriental, si élevée que soit sa condition, est un personnage plutôt dénué de gloire.

La diversité des races et des croyances ne suffit point pour expliquer cette contrariété d’attitude chez le « raya » et chez le Musulman. Il faut tenir compte aussi et surtout de l’inégalité civique et de l’exemption du service militaire, quand on veut apprécier justement le caractère moins martial et la contenance moins assurée du Chrétien et du Juif. On ne dira jamais assez ce que la désuétude du métier des armes engendre de tares physiques et morales chez les peuples tombés en dépendance. Sans doute, la nouvelle constitution turque a mis fin, au moins théoriquement, à cette inégalité de traitement entre les divers sujets de l’Empire. Mais l’œuvre des siècles ne s’abolit pas en un jour. Elle pèse lourdement et elle pèsera longtemps encore sur toute l’hérédité psychologique et mentale des « rayas. » Quels qu’ils soient, — Arméniens ou Grecs, Juifs, Syriens ou Coptes, — ils présentent des analogies saisissantes les uns avec les autres, analogies qui dérivent de l’identique état social et de l’identique infériorité politique où ils furent maintenus jusqu’à