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sur la table, dit en s’asseyant : « Après ce qui vient de se passer, un ministre des Affaires étrangères qui ne saurait pas se décider à la guerre ne serait pas digne de conserver son portefeuille. » Le Bœuf ne nous dit pas que l’armée prussienne, mobilisée, marchait sur notre frontière, ainsi que l’ont raconté les nouvellistes : si cette mobilisation eût été ordonnée, nous en aurions été informés par Benedetti et Stoffel. Il dit seulement que, d’après ses renseignemens occultes, l’armement était commencé, que l’on achetait des chevaux en Belgique et que, si nous voulions ne pas être prévenus, nous n’avions pas un moment à perdre. Malgré l’impression que nous fit ce langage de nos deux collègues et les raisons indiscutables qui le motivaient, nos perplexités furent longues. Ne nous abandonnant pas à l’impulsion de notre premier mouvement, nous examinâmes le procédé de Bismarck et du Roi en diplomates et en jurisconsultes. Nous recherchâmes d’abord quelle était la nature du document inséré dans la Gazette de l’Allemagne du Nord. Si ce n’avait été qu’un entrefilet de journal, nous n’y eussions pas même pris garde ; nous n’en eussions pas été plus occupés que de tant d’autres que nous avions laissés passer sans mot dire. C’était un supplément spécial, en forme d’affiche blanche à gros caractères (nous l’avions sous les yeux), qui pouvait être collé sur les murs et les devantures. L’information qu’il donnait n’était pas dans la forme d’un article de journal, c’était le texte même d’un acte officiel dont la communication n’avait pu être faite que par les ministres qui l’avaient rédigé et avec l’intention bien arrêtée de la jeter dans le public. Nous considérâmes donc cette publication comme un affront intentionnel. Et cependant, cette conviction acquise, nous ne savions nous résoudre à la mesure décisive. Nous nous acharnions à la paix, tout en sachant qu’elle n’existait déjà plus. Nous nous débattîmes longtemps ainsi entre deux impossibilités, cherchant des atténuations et les rejetant, reculant devant le parti décisif, puis y étant invinciblement ramenés. Hésitations, ont dit ceux qui n’ont jamais connu les angoisses des lourdes responsabilités : « Non, répond Frédéric, incertitudes qui précèdent tous les grands événemens. »

Enfin nous fûmes forcés de nous avouer qu’une résignation serait avilissante, que ce qui s’était passé à Berlin constituait une déclaration de guerre, qu’il ne s’agissait plus que de savoir si nous courberions la tête sous un outrage ou si nous la