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un homme sans résolution et sans courage ; mais je ne crains pas d’affronter ce discrédit. Lorsque je croirai la France menacée dans sa dignité et dans son honneur, je pousserai le premier le cri de guerre, et je n’aurais pas hésité à le faire si la candidature n’avait pas été retirée ; mais elle va disparaître, et vous voulez que, profitant d’une émotion momentanée, mon gouvernement s’engage dans une sanglante entreprise à seule fin de rehausser ma personne ou mon système ? Vous vous trompez sur les conséquences de la guerre, ajoutai-je. La victoire est certaine, je le veux bien ; tous les hommes de guerre, grands et petits, la promettent ; mais que ferons-nous de cette victoire ? prendrons-nous le Rhin ? contraindrons-nous Francfort, la patrie de Gœthe, Bonn, celle de Beethoven, Heidelberg, le nid de la jeunesse allemande, à devenir françaises ? Et de quel droit ? La conquête, selon notre théorie française des nationalités, n’est plus un juste titre d’acquisition. Croyez-vous que l’Allemagne vous laisserait tranquilles possesseurs de votre proie ? Ses enfans séparés ne cesseraient de tendre les mains vers elle, et la guerre renaîtrait tant que leur délivrance n’aurait pas été opérée. Nous ne retiendrions pas les provinces rhénanes plus que l’Autriche n’a gardé Venise. Et à ne s’en tenir qu’aux résultats moraux, quel désastre qu’une guerre entre deux nations aussi civilisées ! Sans doute il existe une Allemagne barbare, avide de combats et de conquêtes, celle des hobereaux, une Allemagne pharisaïque, inique, celle de tous les pédans inintelligibles dont on nous a trop vanté les creuses élucubrations et les microscopiques recherches. Mais ces deux Allemagnes ne sont pas la grande Allemagne, celle des artistes, des poètes, des penseurs, celle de Bach, de Mozart, de Beethoven, de Goethe, de Schiller, de Henri Heine, de Leibnitz, de Kant, de Hegel, de Liebig, etc. : celle-là est bonne, généreuse, humaine, charmante, pacifique ; elle se peint dans le mot touchant de Goethe, à qui on demandait d’écrire contre nous et qui répondit, qu’il ne pouvait trouver moyen dans son cœur de haïr les Français. Si nous ne nous opposons pas au mouvement naturel de l’Unité allemande, et si nous la laissons s’opérer tranquillement par étapes successives, elle ne donnerait pas la suprématie à l’Allemagne barbare, à l’Allemagne sophistique, l’assurerait à l’Allemagne intellectuelle et civilisatrice. La guerre, au contraire, établirait la domination, pendant une durée impossible à calculer, de l’Allemagne des hobereaux et des pédans, car