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de ne pas le rendre. « Si maintenant, dit-il, usant de la permission que me donne Sa Majesté, je l’envoie aussitôt aux journaux et si, en outre, je le télégraphie à toutes nos ambassades, il sera connu à Paris avant minuit ; non seulement par ce qu’il dit, mais aussi par la façon dont il aura été répandu, il produira là-bas, sur le taureau gaulois, l’effet du drapeau rouge. Il faut nous battre si nous ne voulons pas avoir l’air d’être battus, sans qu’il y ait seulement de combat. » Ces explications dissipent la morosité des deux généraux et leur prêtent une gaieté qui surprend même Bismarck. Ils se remettent à boire et à manger. Roon dit : « Le dieu des anciens jours vit encore et il ne nous laissera pas succomber honteusement. » Moltke s’écrie : « Tout à l’heure j’avais cru entendre battre la chamade, maintenant c’est une fanfare. » Regardant gaiement le plafond et frappant sa poitrine de sa main : « S’il m’est donné de vivre assez pour conduire nos armées dans une pareille guerre, que le diable emporte cette vieille carcasse. »


VIII

Le jugement que les deux généraux portèrent sur la signification, l’intention et l’effet de la dépêche falsifiée a été depuis confirmé par tout ce qu’il y a d’honnête et de sérieux parmi les Allemands. Sybel lui-même cesse un moment d’être invinciblement partial et résume avec l’insolence d’un vainqueur, mais avec la précision d’un historien expert, cette manœuvre bien digne du machinateur d’embûches qui, en 1866, conseillait aux Italiens de se faire attaquer par un corps de Croates acheté : « Par la plus grande concision de la forme et l’omission des circonstances déterminantes, l’impression de la communication était changée d’une manière complète. La publication doublait le poids du refus, sa concision le décuplait, c’était maintenant l’affaire des Français devoir s’ils voulaient avaler l’amère pilule ou mettre leurs menaces à exécution. » — « La dépêche, dit Rathlef, se présente comme un rapport sur ce qui s’est passé à Ems, et comme rapport historique elle est susceptible d’en donner une fausse représentation, ou d’éveiller le soupçon que l’ambassadeur a eu peut-être à subir ce qu’il n’a pas subi, el que le Roi a peut-être agi comme il n’a pas agi, et comme il ne pouvait non plus agir ; elle peut faire considérer ce qui était une réponse courtoise, mais ferme, comme un congé grossier et faire penser que le Roi était homme