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s’est demandé avec une anxiété croissante ce qu’ils allaient faire de leur victoire. Tout Constantinople, où l’ordre commençait à se rétablir, a regardé du côté d’Yldiz avec la curiosité qu’on accorde à un mur derrière lequel il se passe quelque chose ; mais que s’y passait-il ? Nul ne le savait, et nous ne le savons pas encore au moment actuel. On ne peut pas croire à des nouvelles qui se contredisent d’heure en heure : il faut attendre. A parler franchement, le monde a été surpris le lundi matin, 26 avril, en apprenant qu’Abdul-Hamid vivait encore, qu’on ne l’avait pas tué, ou suicidé comme on a dit et fait autrefois. Puisqu’il vit encore, la probabilité est que son existence sera respectée ; mais pour ce qui est de son pouvoir, il a certainement perdu les dernières parcelles qu’il en avait encore le 12 avril, et il est vrai que c’était peu de chose : à la dictature politique qu’il a exercée pendant plus de trente ans a succédé une dictature militaire qui s’exercera tout d’abord contre lui, très impérieusement. Sous quelle forme ? Les Jeunes-Turcs renverseront-ils Abdul-Hamid ? Le conserveront-ils sur le trône comme un prisonnier et un otage ? Après lui avoir fait sentir la supériorité de leurs forces, compteront-ils assez sur sa soumission pour n’avoir pas besoin de sa démission ? Estimeront-ils enfin que sa personne peut encore leur être utile, à la manière d’un vieux drapeau dont ils tiennent solidement la hampe ? Tout est possible. Abdul-Hamid, à défaut de popularité, jouit d’un prestige personnel qu’il doit à la longueur de son règne, à la souplesse de son intelligence, à la fertilité de ses ressources, enfin aux ménagemens habiles qu’il a eus pour les puissances étrangères. Si certaines de ces puissances ont eu plus particulièrement à se louer de lui, surtout dans ces derniers temps, aucune n’a eu jamais à s’en plaindre gravement. Il a maintenu entre elles un certain équilibre dans lequel chacune, y compris la France, a trouvé son compte. Son despotisme soupçonneux a pesé lourdement, parfois cruellement sur ses sujets, mais sa politique a été favorable à l’Europe : — et c’est ce qu’on ne saurait oublier dans un moment où l’avenir apparaît pour le moins très incertain.

Qu’on ne s’y trompe pas, en effet, l’Empire ottoman d’aujourd’hui tend naturellement à la dislocation, à la dissolution : le sultan Abdul-Hamid, avec ses qualités et malgré ses défauts, était le lien qui en maintenait encore réunies les parties divergentes. Nous espérons que les Jeunes-Turcs suffiront à la même tâche ; mais ils ont encore à faire leurs preuves à ce sujet. Ils sont animés d’un ardent patriotisme, auquel ils ont même donné quelquefois la forme d’un nationalisme intransigeant ; mais quels seront leur moyens d’action ? Le Sultan avait