Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 51.djvu/193

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sais quelle cantilène hellénique à la scène finale du Crépuscule des Dieux. Il y a trop loin entre les deux termes de la comparaison, et l’un surtout nous est trop étranger. Mais les anciens et simples chefs-d’œuvre, ceux qui nous sont connus, familiers même, ont-ils donc été surpassés par les chefs-d’œuvre, plus complexes, de notre temps ? Remontons au-delà, bien au-delà des mélodies de Mozart ou des récitatifs de Gluck ; allons jusqu’à toi répons de Palestrina, jusqu’à tel offertoire de la liturgie grégorienne. Alors que déciderons-nous ? Ceci peut-être, que le mot de progrès, en art, cache une équivoque, si ce n’est un mensonge. Qui donc, ayant à juger, ou, comme on dit, à « situer » dans l’histoire l’œuvre gigantesque d’un Richard Wagner, ne s’arrêterait, ainsi qu’il nous est arrivé de le faire, à méditer sur cette page, récemment parue ici même, d’Eugène Fromentin, « Avant de posséder tous ses organes, l’art de peindre était vraiment admirable… N’a-t-il pas perdu autant que gagné à trouver des moyens d’expression plus savans ? En devenant plus parfait, est-il devenu plus profond ? Enfin n’est-il pas sorti de ses voies juste au moment de son plein épanouissement ? C’est ridicule à dire, mais on voudrait qu’il eût acquis toute sa science en gardant toute son ingénuité ; qu’il fût plus abondant, plus ample, plus capable de seconder les imaginations les plus larges et les plus hautes ; plus souple pour servir aussi plus de tempéramens divers et revêtir plus d’idées ; et que cependant il eût encore la chaleur intime et profonde, la sincérité grave et recueillie des premiers âges… C’est l’éternelle histoire de la jeunesse, jeunesse de tout, des races, des générations, des individus. » Autant que de la peinture, ne saurait-on parler ainsi de la musique à travers les siècles ? Et surtout quand on vient de considérer le siècle qui s’achève et la musique de Wagner, cette musique où se sont multipliés à l’infini les élémens et les organes, les moyens et les effets, alors il est permis de douter et de se rappeler, sinon pour y souscrire, au moins pour y rêver, d’autres paroles encore que celles de Fromentin, plus vieilles et plus profondes : « Mulliplicasti gentem, non magnificasti lætitiam. Vous avez multiplié la foule, vous n’avez point accru la joie. »


CAMILLE BELLAIGUE.