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et le Métropolitain donnera bientôt à tout prolétaire ce que le roman de 1840 présentait comme le faste inouï du « comte de Monte-Cristo : » une voiture à toute heure attelée et à ses ordres.

Ce ne sont pas les riches qui auraient pu tripler, quintupler, décupler depuis quatre-vingts ans la consommation française de cinquante marchandises diverses. Les riches sont peu nombreux : l’effectif des familles qui tirent de leurs rentes ou de leur travail un budget annuel supérieur à 10 000 francs est, je crois, peu supérieur à 160 000, et j’ai estimé à 360 000 ceux qui disposent de 5 000 à 10 000 francs par an[1]. Ces 500 000 familles ne constituent pas le vingtième de la nation. Ce ne sont pas elles qui pourraient absorber des dizaines, des centaines de millions de kilos de froment ou de papier, de sucre ou de coton, en plus de ce qu’elles absorbaient précédemment.

Quel que soit le bon marché de certains objets, il arrive un moment où leur clientèle, saturée, se dérobe à un accroissement indéfini de la production. Le pain ne coûtât-il que deux centimes le kilo, l’ouvrier n’en mangerait pas dix kilos par jour, et le port des lettres ne coûtât-il rien du tout, les citoyens français n’en écriraient pas pour cela vingt fois davantage. C’est parmi les classes fortunées que la consommation des choses nécessaires a le moins augmenté, par ce motif que leurs besoins à cet égard étaient déjà largement satisfaits.

Une remarque s’impose dans cette histoire du nivellement des jouissances : l’animal humain que nous sommes, le seul, dans ce potager rocheux et sylvestre que nous disputons aux brutes, à qui la nature n’ait pas mis son couvert et taillé son costume, a transformé jusqu’ici quelque peu son sort. Mais, depuis l’époque où, logé dans des grottes et vêtu d’une peau empruntée aux fauves, il se nourrissait d’herbes crues ou de chairs massacrées, jusqu’à ce qu’il ait découvert la télégraphie sans fil et

  1. Voyez le tableau inséré à la page 358 du tome V de mon Histoire économique de la propriété, des salaires, etc. Le ministre des Finances, dans l’exposé des motifs du projet d’impôt sur le revenu, évalue à 187 200 le nombre des revenus supérieurs à 10 000 francs. En revanche, il ne porte qu’à 294 000 le nombre des revenus de 5 000 à 10 000 francs. — Ces estimations ne peuvent prétendre, jusqu’à nouvel ordre, à une exactitude mathématique, et je ne sais si les appréciations du gouvernement sont plus près de la vérité que les miennes. On ne saurait, en tout cas, m’accuser de réduire à l’excès le nombre des riches, puisque le chiffre de 527 000 donné par moi, pour tous les revenus au-dessus de 5 000 francs, est supérieur à celui de 481 000 indiqué par l’administration des Finances.