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IV

Or le même phénomène s’est produit dans tous les chapitres du budget populaire : si le travailleur avait vu seulement son salaire augmenter deux fois plus que le prix de ses anciennes consommations, il en pourrait consommer le double et ce serait déjà quelque chose. Mais on pourrait soutenir que la distance est toujours la même entre lui et les privilégiés de la fortune, que cette distance même a grandi, puisque les fortunes contemporaines ont triplé, quadruplé et que les richissimes actuels sont six ou huit fois plus riches que ceux d’autrefois. Et l’on aurait beau dire que ces nouveaux aristocrates d’argent sont des parvenus du travail et de la démocratie, ce fait brutal n’en subsisterait pas moins : qu’eu égard à la somme des besoins satisfaits l’inégalité irait croissant.

Mais les substances et les procédés dont usent les Français de 1909 pour s’habiller, se meubler, se chauffer, s’éclairer, voyager ou s’amuser, n’ont pas moins varié depuis cent vingt ans que les procédés et les substances dont ils usent pour se nourrir. De même que le pain, la viande, le poisson, les légumes, l’huile, le vinaigre, le sucre, les fruits, le vin, — sans parler des denrées exclusivement modernes, — consommés aujourd’hui par la masse de la nation, n’ont de commun que le nom avec les alimens ainsi désignés en 1789 ; de même une paire de draps ou de chaussettes, un costume ou un chapeau, des rideaux ou des tapis, des assiettes ou des cuillers, une bougie, une feuille de papier ou une gravure, tout en ayant gardé leur ancien sens, sont devenus, — et par la matière et par la façon, — des objets nullement comparables à ceux qui répondaient jadis aux mêmes besoins.

Peu importe qu’à de nouvelles acquisitions ait correspondu l’introduction dans le langage de vocables nouveaux : gaz ou calorifère, chemin de fer ou pétrole, télégraphe ou bicyclette ; les vieux mots conservés recouvrent tout autant de découvertes et de révolutions.

Le succès de ces révolutions et de ces découvertes était nécessairement lié à une consommation intense. Le xixe siècle ayant, pour produire en grand et pour transporter en masse, évoqué le Génie de la Force et déchaîné le Génie de la Vitesse, ses esclaves-machines l’entraînaient. L’offre énorme ne pouvait être