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ce dernier cas l’effectif des commensaux soit doublé de quatre ou cinq domestiques.

Le contingent de la table, si divers à présent suivant les classes sociales, n’est pas demeuré identique pour chacune d’elles dans le passé : chez le travailleur manuel, le tiers du salaire suffisait pour la nourriture au xve siècle ; il en fallait la moitié au milieu du xvie et, à la fin, les deux tiers, proportion qui varia peu jusqu’à la Révolution. Pourtant, loin de s’améliorer, l’ordinaire s’était réduit ; la viande avait disparu des chaumières. Chez le bourgeois, chez le grand seigneur au contraire, le rôle de la cuisine s’amoindrit de siècle en siècle.

Question de mode d’abord plus que de sensualité : la bonne chère avait été le grand luxe du baron féodal, comme la grande chasse ou l’écurie de courses sont le luxe du millionnaire contemporain. Question de personnel ensuite : la clientèle, les hôtes ordinaires et extraordinaires du château étaient en foule, comme les tissus précieux étaient accumulés en abondance ; mais les victuailles se renouvelaient plus vite que les costumes. Question de chiffres enfin : les mets recherchés étaient plus onéreux au moyen âge que de nos jours. Dans son budget de 1826, un pair de France qui jouissait de 60 000 francs de rentes dépensait pour le sucre, — sans parler des confiseries, — les trois quarts de ce qu’il dépensait pour le pain ; et le sucre sous la Restauration coûtait 2 fr. 85 le kilo. Il coûtait 6 francs sous Louis XIV et 20 francs sous Charles VI[1] ; bien des denrées étaient dans le même cas.

La table du duc de Bourgogne Philippe le Hardi, qui avait 2 160 000 francs de rentes au xive siècle, ou celle du général des galères Pont-Courlay, qui avait 250 000 francs de revenus sous Louis XIII, accaparait une somme triple de ce que lui consacrent de nos jours des particuliers ayant les mêmes budgets. Au xviiie siècle où les goûts avaient changé, où le train n’était plus le même, le rôle des subsistances était plus borné : cependant la table du duc de La Trémoille, en 1788, équivalait presque au tiers de sa dépense totale : 90 000 francs sur 286 000 ; proportion qui serait aujourd’hui tout à fait extraordinaire, et qui pourtant est inférieure à celle que Mme  de Maintenon assigne au chapitre des vivres, dans la lettre souvent citée où elle règle en détail les

  1. Tous les chiffres antérieurs à 1800 sont traduits en francs de nos jours d’après le pouvoir relatif de l’argent.