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petite dans l’histoire des nations. C’est assez tard qu’elles se sont avisées d’y penser. Elles ont poursuivi longtemps des satisfactions d’un tout autre ordre ; elles se sont passionnées pour tout autre chose et, dans sa marche lente, la civilisation, celle de l’antiquité aussi bien que celle du moyen âge, a recherché le beau bien avant l’utile. Elle a excellé à faire des statues ou des temples avant de faire des lampes ou des parapluies ; elle a su écrire avant de savoir se chauffer et a découvert le pinceau avant la fourchette.

Ces hommes simples et brutaux, à notre estime, ont vécu pour l’idée plus que pour la matière ; ils ont glorifié les noms des guerriers qui ont accompli les faits héroïques, dont les peuples le plus souvent ont souffert ; et aussi les noms de ceux qui ont formulé des pensées ou créé des œuvres d’art, dépourvues d’utilité pratique. Quant aux noms de ceux qui les ont dotés des inventions les plus nécessaires, semble-t-il, à la vie, ils les ont laissés tomber dans l’oubli. De sorte qu’à examiner les faits au long des siècles, on s’aperçoit qu’il n’y a que les « idées » qui comptent. Bien que l’on puisse toujours soutenir qu’elles ne signifient rien, — puisque l’on ne peut prouver qu’elles servent à quelque chose, — c’est pour elles cependant que les hommes vivent ; c’est pour elles qu’ils meurent, car on ne voit pas qu’ils se soient jamais fait tuer pour du « pain ! »

De nos jours encore ceux qui semblent le plus attachés, soit à l’argent, soit aux plaisirs qu’il sert à payer, visent au fond une satisfaction purement idéale beaucoup plus qu’un besoin corporel. Ce n’est pas en vue du confort que ce propriétaire de 30 000 francs de rentes, tantôt travaille et risque son avoir, tantôt épargne pour l’augmenter : — il n’aura pas plus de confort avec 60 000 francs qu’avec 30 000. — Ce n’est pas au luxe que tend celui qui possède 100 000 francs de revenus et qui s’efforce de les doubler : — il ne doublera pas son luxe. — C’est au succès, à la conquête, qu’il dévoue ses énergies et, pour l’obtenir, il sait souffrir et se contraindre. C’est donc la recherche d’une joie de l’esprit, et non pas celle d’une joie sensuelle qui le fait agir.

Au bas de l’échelle, chez l’ouvrier et le paysan, ce n’est pas le souci du bien-être qui leur fait consacrer à l’alcool 7 ou 800 millions par an. S’ils sacrifient des « nécessités » tangibles, nourriture, mobilier, vêtemens, aux vapeurs de rêve que leur procure cet aliment-fantôme, c’est que, pour beaucoup d’entre