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s’allumèrent. Un de leurs subordonnés, un misérable, Tobiesen Duby, qui jouissait aux Jacobins d’une certaine faveur, profita de la défaite des Girondins pour les dénoncer tous deux au Comité de sûreté générale comme aristocrates. Ces actes de terrorisme qui les frappaient, eux et bien d’autres, ébranlèrent la confiance de Chamfort dans le triomphe assuré de la raison. Il s’apercevait que les gens sages sont loin de se faire toujours écouter et que, devant une foule excitée, c’est le sot qui triomphe de l’homme intelligent, quand il flatte les bas instincts populaires. Il se défendit par une « lettre à ses concitoyens[1], » où il invoquait son passé, sa haine ancienne pour la noblesse, son amour de l’égalité, « passion de sa vie entière, » ses principes républicains « bien antérieurs à la République. » Il protestait contre l’accusation d’avoir été lié avec Roland et les Girondins. Son patriotisme était de bien meilleure nuance. « Mes idées, disait-il, ont été en opposition absolue avec les leurs sur presque toutes les questions importantes, comme la garde départementale, le jugement de Louis Capet, l’appel au peuple et plusieurs autres. » Il n’en fut pas moins arrêté et incarcéré aux Madelonnettes. Relâché, mais placé sous la surveillance d’un gendarme, il se jura à lui-même de ne plus retourner en prison. Quand il sut qu’on voulait l’y reconduire, il essaya de se tuer. Avec ses pistolets d’abord, son rasoir ensuite, il se fit à la tête, à la gorge, aux cuisses, aux jambes, d’affreuses et maladroites blessures qui le laissèrent mutilé, mais vivant encore. Il traîna quelque temps, parut même se rétablir contre toute attente, puis finit par succomber le 24 germinal an II (13 avril 1794). On était si effrayé, dans cette triste période qui précéda Thermidor, que trois personnes seulement osèrent suivre ses funérailles[2].


Tel fut Chamfort, homme de lettres et politique. En politique, son rôle, tout compte fait, n’a été que médiocre. Malgré ses ardeurs républicaines, il a peu servi la République. Il sembla d’abord être de ceux qui se placeraient au premier rang dans la lutte. Après la Constituante, il rentre dans l’ombre et traverse ensuite la Révolution sans s’y mêler. Tout « en ne changeant ni de maximes ni de sentimens[3], » a-t-il vu, au contact des

  1. Éd. Auguis, V, p. 325 et suivantes.
  2. Ces trois amis courageux furent Von Praët, Sieyès et Ginguené.
  3. Éd. Auguis, V, p. 310.