Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 50.djvu/904

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lorsque nous étions toutes deux du monde, quoiqu’il me semblât en ce temps que l’on ne pouvait rien ajouter à l’affection que j’avais pour elle. » Je n’en veux pour preuve que ce touchant détail qu’elle nous donne elle-même : « Quelque violente que soit ma douleur et la crainte et l’émotion où je suis à toute heure qu’on me vienne porter cette nouvelle [de la mort de Gilberte], qui fait que, dès qu’on me regarde pour me parler, il me prend un tremblement tel que je ne puis me soutenir… » Évidemment, celle qui parle et qui sent ainsi, et dont le langage parfois nous étonne, n’a rien répudié des sentimens qui font seuls le charme profond et la vraie valeur de la vie.

Elle les a si peu répudiés que, parmi toutes ses émotions, son frère, son « pauvre frère, » comme elle l’appelle, reste encore l’objet de ses préoccupations les plus intimes. Il est si loin d’elle, maintenant, ce frère qu’elle a tant aimé, qu’elle aime plus profondément que jamais, lui qui, jadis, lui a ouvert la voie du salut et du bonheur, et dont l’âme, elle le sait, vaut infiniment mieux que sa vie présente I Et elle écrit à son beau-frère et à sa sœur mourante :


Comme je sais que Dieu est proche des affligés et qu’il écoute favorablement leurs prières, j’y joins mon pauvre frère [pourquoi pas notre ? ), et je vous supplie d’en faire autant, afin que Dieu daigne se servir de cette affliction pour le faire rentrer dans lui-même et lui ouvrir les yeux sur la vanité de toutes les choses du monde[1]


Au moment où elle écrivait ces lignes, — 31 juillet 1653, — la sœur Jacqueline de Sainte-Euphémie n’avait plus bien longtemps à attendre le retour de l’enfant prodigue.


IV

Ce fut, — nous le savons par une mémorable lettre de Jacqueline elle-même, — ce fut vers la fin de septembre 1654. Pascal vint voir sa sœur, et « s’ouvrit à elle d’une manière qui lui fit pitié. » Il lui avoua qu’il avait « depuis plus d’un an un grand mépris du monde et un dégoût presque insupportable de

  1. Jacqueline revient encore sur cette idée en terminant, et en y joignant d’ailleurs une considération qui, pour être un peu inattendue sous sa plume, n’en est pas moins intéressante : » Qu’elle (Gilberte) prie pour mon frère, pour la sainte Église et pour tout l’État ; car Dieu écoute les prières des malades, quand ils sont tout à lui comme je sais qu’elle y est. »