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mort de M. Pascal le père nous le prouve, — pour trouver, dans les agrémens de la vie de société, une diversion suffisante à sa peine. Surtout, il ne pouvait se faire à l’idée d’être désormais séparé de Jacqueline. Si contradictoire que fût son attitude présente avec celle qui, jadis, lui avait valu les amers reproches de son père, et même avec les idées de haute spiritualité qu’il professait encore, — mais la logique n’est pas la règle du cœur humain, — voici qu’il épousait maintenant et qu’il reprenait pour ainsi dire à son compte[1] les sentimens d’opposition jalouse que, trois années durant, Etienne Pascal avait manifestés à sa fille. Toute son humaine tendresse fraternelle se réveillait dans son âme[2]. Tous les souvenirs d’une jeunesse vécue côte à côte lui remontaient au cœur. Jacqueline avait été étroitement associée à tous les actes de sa vie intellectuelle et morale : elle avait été le témoin attendri et fier de ses découvertes scientifiques, elle avait vu éclore et monter sa jeune gloire ; mieux encore, elle avait été la fille aînée de sa pensée religieuse ; Jacqueline enfin avait été, depuis le mariage de Gilberte, l’unique sourire féminin de son austère et chaste jeunesse. Après avoir été la confidente, pouvait-elle, dans le deuil qui les frappait tous, se refuser à être la consolatrice ?

Mais laissons Mme Perier, dans son style si uni et pourtant si fortement suggestif, nous raconter ce douloureux épisode. J’ai toujours regretté que cette admirable page ne figurât point dans le Port-Royal de Sainte-Beuve :

Mon frère, qui était sensiblement affligé, et qui recevait beaucoup de

  1. Cf. Pascal lui-même dans la Lettre sur la mort de M. Pascal le père : « Une des plus solides et plus utiles charités envers les morts est de faire les choses qu’ils nous ordonneraient s’ils étaient encore au monde… » (éd. Brunschvicg, t. II, p. 558).
  2. Je ne tiens, à dessein, dans tout ceci, aucun compte des raisons d’ordre matériel que Pascal aurait pu avoir de garder sa sœur auprès de lui ; car il ne me parait pas du tout prouvé qu’à ce moment-là, il ait été aussi âprement intéressé que l’ont insinué M. Strowski et M. Brunschvicg. Non pas que je veuille idéaliser outre mesure l’auteur des Provinciales : l’humanité d’une nature comme la sienne doit nous suffire. Mais il ne faut pas non plus rabaisser, et peut-être calomnier, sans preuve suffisante. Or, il me semble que les conclusions qu’on serait tenté de tirer des actes notariés signés par Pascal, et qu’a publiés, en 1888, M. Barroux (Bulletin des travaux historiques et scientifiques, section d’histoire et de philologie) et qu’a réimprimés M. Brunschvicg, sont en contradiction si formelle, — ne parlons même pas de vraisemblance psychologique, car, psychologiquement, tout est possible, — avec les témoignages de Mme Perier et de Jacqueline elle-même, qu’il est de toute prudence de suspendre notre jugement. Peut-être les documens exhumés ne sont-ils pas complets. Il serait à souhaiter qu’un homme du métier reprît cette délicate question.