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silence ; il faut l’ensevelir[1]. » Jacqueline obéit, et, sauf une dernière exception, ensevelit pour toujours un talent qui, s’il avait été longuement cultivé, aurait peut-être produit des œuvres remarquables. Elle se retrancha plus que jamais dans une vie d’austérité et de mortifications, passant tout un hiver sans feu, mangeant à peine, ruinant sa santé déjà chétive par ses veilles et ses abstinences, « habillée comme une femme âgée, » et déjà comme une religieuse, faisant des visites de charité, travaillant pour les pauvres, et d’un dévouement inlassable dès que la santé d’un des siens réclamait son secours. Elle édifiait tout le monde par sa parfaite bonté et l’affable égalité de son humeur. La dévotion ne l’avait rendue ni importune, ni chagrine.

A Paris, où toute la famille revint au mois de novembre 1650, sa vie de recluse continua. Son père la laissait complètement libre, sauf pour ses rapports avec Port-Royal, qu’elle entretenait pourtant de son mieux, mais en secret. Son frère, à qui les médecins avaient prescrit instamment quelque divertissement et « les conversations ordinaires du monde, » s’était laissé persuader, non sans beaucoup de peine, et se relâchait peu à peu de son ancienne ferveur. Peut-être Jacqueline avait-elle sa part de responsabilité dans ce changement. Elle avait quelque temps vécu avec Blaise dans une étroite communion spirituelle ; convertie par lui, elle l’avait pris pour confident de sa vie intérieure ; elle s’intéressait à ses travaux et veillait anxieusement sur sa santé ; elle lui avait servi de secrétaire et de garde-malade ; elle avait écrit avec lui et pour lui à leur sœur Gilberte et à son mari de véritables lettres de direction. Un peu brusquement, semble-t-il, cette communauté d’existence avait cessé : en même temps que Blaise était fortement poussé et encouragé, probablement par son père, à se divertir au dehors, Jacqueline, elle, se renfermait de plus en plus dans son isolement un peu farouche,

  1. Ce texte, cité par Sainte-Beuve, a été un peu arrangé par lui, d’après la version originale et la version donnée par Mme Perier. Voici le vrai texte de la mère Agnès : « Il vaut mieux que cette personne [Jacqueline elle-même] cache le talent qu’elle a pour cela que de le faire valoir, car Dieu ne lui en demandera pas compte, puisque c’est le partage de notre sexe que l’humilité et le silence. » (Lettres de la mère Agnès Arnauld, abbesse de Port-Royal, publiées sur les textes authentiques avec une introduction, par P. Faugère, 2 vol. in-8o ; Paris, Benjamin Duprat, 1858 ; t. I, p. 171 : cette importante publication est en réalité l’œuvre de Mlle Rachel Gillet).
    Corneille a traduit en vers lui aussi cet hymne Jesu, nostra redemptio : la traduction de Jacqueline vaut au moins la sienne.