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l’oubli une création théâtrale. Ménandre n’eut pas la prétention de rompre violemment, à cet égard, avec la tradition. Il conserva ou parut conserver les types dramatiques créés par ses prédécesseurs. Les usages mêmes du théâtre lui en faisaient une loi, s’il est vrai que le masque et le costume s’étaient adaptés peu à peu à ces catégories convenues et en assuraient la permanence, au moins extérieure. Mais, dans ces catégories, il sut créer des êtres vraiment individuels.

Cette individualité des personnages de Ménandre, nous voyons assez bien maintenant en quoi elle consistait.

On a rapproché quelquefois, par hypothèse, les Caractères de Théophraste des créations de la comédie nouvelle, telles qu’on se les représentait. Cette hypothèse est aujourd’hui insoutenable. Le « caractère, » conçu à la manière de Théophraste, est proprement un trait unique, qualité, travers ou vice, qui peut être énoncé en une définition précise, et qui se manifeste pratiquement en une série d’actes ou de propos appartenant à une même « espèce » et propres à illustrer cette définition. Un homme, dans la réalité, peut réunir en lui-même plusieurs caractères de ce genre : il peut associer la superstition à l’avarice, l’orgueil à la brutalité ; inversement, aucun homme ne réalise jamais un caractère en son entier. Les descriptions composées par le philosophe, bien que faites d’observation, sont donc, en tant que séries et groupemens, quelque chose d’artificiel et d’abstrait. Ce sont, pour ainsi dire, des modèles d’analyse morale, par lesquels on peut apprendre à discerner certaines liaisons naturelles, à établir des rapprochemens et des distinctions, utiles à la connaissance de l’homme. Mais cela n’a rien de commun avec les fictions vivantes d’un Ménandre.

Celui-ci conçoit, non des définitions, mais des hommes, c’est-à-dire des êtres complexes, changeans, pleins de contradictions. Il ne procède pas par un groupement méthodique, mais par intuition et par synthèse créatrice. Les caractères pour lui n’ont rien d’abstrait. Ils naissent de volontés faibles ou fortes, le plus souvent inégales, plus ou moins développées selon l’âge et les conditions de la vie, et accompagnées de tout un cortège d’idées, d’impressions, d’impulsions et de sentimens, nullement uniformes, qui en déterminent les manières d’être habituelles. Ce qui fait l’individualité dramatique de ses personnages, c’est qu’en présence d’une situation donnée, ils laissent voir tout ce qu’ils