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romans et non ses vers. Les dix tomes des Misérables, à 40 000 francs chacun, lui rapportèrent beaucoup plus que toutes ses poésies ensemble. Or ce que payaient ainsi Lacroix et Verboeckhoven, ce n’était pas la glorieuse signature d’Hugo, — Voltaire publiant en 1862 Candide ou l’Ingénu n’aurait pas été traité sur ce pied ; — ce n’étaient pas les perles qui se rencontraient dans l’ouvrage, c’était la forte pâte à feuilleton dont il était pétri et qui devait satisfaire les robustes appétits des simples. Les Mystères de Paris ou le Juif-Errant n’avaient pas valu moins à Eugène Sue, et Rocambole fut plus fructueux encore pour Ponson du Terrail.

Pour être de nos jours la seule espèce de livre susceptible d’un débit prestigieux, il n’en résulte, ni que le roman enrichisse généralement son auteur, puisqu’il en est des milliers qui boudent à l’étalage, ni que les œuvres à gros rendement soient toujours des œuvres sans valeur, — cette consolation est refusée aux plumes coutumières de l’insuccès. — Mais il est clair aussi que, dans ce genre le plus goûté du public parce qu’il lui est le plus accessible, les grands succès d’argent vont à des œuvres surtout populaires ; lesquelles, après avoir occupé dignement dans leur fleur le rez-de-chaussée d’une riche gazette, et avoir ensuite paru en volumes à divers prix, sont enfin dévorés, sous forme de livraisons à images, en tranches inépuisables par une foule jamais lassée.

Il se peut d’ailleurs que, commercialement, au point de vue des droits d’auteur, le roman même soit menacé de périr dans son triomphe ; il se peut que le bon marché moderne des imprimés, qui fut un des facteurs de sa vogue, aboutisse, par suite de la concurrence, à sacrifier le gain dans l’intérêt de la vente et donne finalement au romancier plus de lecteurs que d’argent. Avec l’in-18 ordinaire de 3 fr. 50, où l’auteur à la mode se taillait une part de 20 ou de 25 pour 100, un gros tirage représentait des honoraires enviables. D’habiles négocians remarquèrent qu’en réduisant à 0 fr. 95 et même à 0 fr. 65 le prix demandé au public, on arriverait à une vente très supérieure. Ils commencèrent par des reproductions d’ouvrages connus et acquirent, pour quelques milliers de francs, le droit de les tirer à 100 000 exemplaires.

L’opération ayant réussi, l’éditeur aborda la publication de romans inédits ; pour lancer la collection, il n’hésita pas à payer