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musicien à un ami d’enfance, écrite le 16 novembre 1801, — c’est-à-dire à la veille de la composition du Clair de Lune, et dans un temps où Beethoven, momentanément guéri de la longue crise de misanthropie que lui avait value la constatation définitive de sa surdité, passait toutes ses soirées chez les Guicciardi :


Ma vie, — annonçait-il à Wegeler, — est redevenue un peu plus agréable depuis que je me suis mêlé de nouveau à la société des hommes… Ce changement a été causé par une chère et ensorcelante jeune fille, qui m’aime et que j’aime. Pour la première fois depuis deux ans, j’ai recommencé à connaître des momens heureux, et c’est la première fois, aussi, que j’en suis arrivé à sentir que le mariage pouvait donner du bonheur. Mais, hélas ! la jeune fille est d’une condition trop supérieure à la mienne, et puis, d’ailleurs, comment pourrais-je songer à me marier, dans l’état où je suis ? Non, il faut que je m’accommode bravement de ma solitude !


Il est vrai que la comtesse Gallenberg, interrogée sur ses rapports avec son glorieux professeur, répondait invariablement qu’elle n’avait jamais éprouvé pour lui le plus léger penchant. « Il était affreusement laid, déclarait-elle, et s’habillait souvent de la façon la plus misérable : avec cela, fort bien élevé et plein des sentimens les plus délicats. » Mais le fragment de lettre susdit démontrait, tout au moins, que l’attitude de la jeune fille à l’égard de Beethoven avait, un instant, permis à celui-ci l’illusion d’être aimé ; et comme le 6 juillet de l’année 1801 se trouvait, précisément, avoir été un lundi, longtemps les historiens de la musique ont continué à admettre, avec Schindler, que c’était bien ce jour-là que l’auteur de la sonate du Clair de lune avait écrit, à son élève Giulietta Guicciardi, la lettre fameuse où, pour tous les siècles à venir, il la proclamait son « immortelle bien-aimée. »

Les premiers assauts vraiment sérieux qu’ait eu à soutenir l’opinion ainsi établie lui ont été infligés, en 1872 et 1S79, par Alexandre Thayer, dans les tomes II et III de sa grande biographie de Beethoven. Je regrette de ne pouvoir pas, à ce propos, esquisser ici un portrait de ce nouveau biographe du maître, tout de même que celui de son devancier Schindler : car le hasard a voulu que la commémoration du plus « excentrique » des hommes de génie échût aux mains de deux personnages qui, pareillement dépourvus du moindre génie, lui fussent presque égaux en singularité. Ignorant la langue allemande, et n’ayant que des connaissances musicales assez rudimentaires, l’Américain Thayer avait cependant résolu de mettre à profit les loisirs que lui laissaient ses fonctions de consul des États-Unis à Trieste pour offrir au monde un monument biographique