Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 50.djvu/464

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ces quelques jours : si nos deux cœurs étaient toujours bien serrés l’un contre l’autre, je n’aurais plus le loisir de faire de telles réflexions. Ah ! ma poitrine est trop pleine pour que je puisse t’en dire beaucoup ! — Il y a des momens où je trouve que le langage parlé n’est rien, ne peut rien dire ! — Mais toi, reprends ta gaîté, — et reste toujours mon unique fidèle trésor, mon tout, comme moi pour toi ! Quant au reste, les dieux décideront ce qui doit être, et qui sera, pour nous. — Ton fidèle Louis.

Le lundi 6 juillet dans la soirée. — Tu souffres, ma créature infiniment chère, — je viens seulement d’apprendre que les lettres doivent être expédiées les lundi et jeudi matin, les seuls jours où la poste aille d’ici à K. — Tu souffres, mon trésor ! Ah ! là où je suis, tu y es avec moi ; et je saurai bien faire en sorte que nous puissions vivre ensemble ! Quelle vie ! Tandis que maintenant, sans toi, poursuivi ici et là par cette bonté des hommes que j’entends désirer aussi peu que je la mérite… L’humilité de l’homme devant l’homme m’est intolérable. Lorsque je me considère dans l’ensemble du monde, que suis-je ? et qu’est même celui que l’on nomme le plus grand ?… Et cependant, il y a toujours là l’élément divin de l’homme… — Je pleure quand je pense que ce ne sera vraisemblablement que samedi que tu recevras la première nouvelle de moi ! — Si fort que tu m’aimes, plus fortement encore je t’aime ! Mais ne te cache jamais de moi ! — Bonne nuit : en ma qualité de baigneur, il faut que je me couche tôt ! Ah ! mon Dieu, si près, et pourtant si loin ! N’est-ce pas un véritable édifice céleste, notre amour[1] ? Mais aussi est-il solide comme la voûte du ciel !

Bonjour, le matin du 7 juillet. — Dès mon réveil, dans le lit, mes idées se pressent vers toi, mon immortelle bien-aimée, tantôt joyeuses, puis de nouveau tristes, se demandant si le destin va nous exaucer. Je ne puis plus vivre qu’entièrement avec toi, ou pas du tout. Oui, j’ai décidé d’errer au loin jusqu’au jour où je pourrai me réfugier dans tes bras, et trouver ma patrie en toi, mon âme adorée, et me plonger, entouré de toi, dans le royaume des Esprits. Hélas ! il faut que les choses soient comme elles sont ! Et toi, tu vas reprendre courage, d’autant plus que tu connais ma fidélité envers toi ! Jamais une autre ne pourra posséder mon cœur, jamais, jamais ! O Dieu, pourquoi devoir être séparé de ce qu’on aime à ce point ! Et pourtant ma vie présente à Vienne est toute pleine de soucis. Ton amour m’a rendu, à la fois, le plus heureux des hommes et le plus malheureux ! A mon âge, j’aurais besoin d’une vie un peu égale, un peu régulière : et comment une telle vie serait-elle possible, étant donné nos rapports actuels ? Mon ange, j’apprends à l’instant que la poste part d’ici tous les jours ; et il

  1. Probablement il aura relevé les yeux, après la phrase précédente, et aperçu le ciel illuminé d’étoiles. Nous avons l’impression, tout au long de la lettre, qu’il est là vivant, devant nous, assis auprès de la fenêtre ouverte, dans sa chambre d’hôtel ; et non pas vêtu négligemment et les cheveux en désordre, ainsi que nous sommes habitués à l’imaginer, mais attifé à la mode des « lions » viennois, avec une élégante redingote serrée à la taille, un ample jabot de soie blanche encadrant le menton, et une paire de superbes favoris « assassins des cœurs, » — tel que nous le montrent deux curieux portraits conservés, à Florence, par la nièce et héritière de l’ « immortelle bien-aimée. »