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fait divers et de l’article bâclé à l’œuvre longuement mûrie, semble bien être à notre époque un des obstacles au progrès intellectuel. Les périodiques en Braille sont des revues plutôt que des journaux, et la partie consacrée aux nouvelles diverses y est très succincte. Si les aveugles ne sont point entraînés par quelque clairvoyant de leur entourage qui leur fait chaque jour la lecture d’une feuille publique, ils échappent à la contagion. Ils peuvent donner aux livres tout le temps de lecture dont ils disposent. Mais puisque j’ai tant fait que de chercher à reconnaître leurs avantages, il me faut insister sur le principal : c’est, je crois, une tendance à la réflexion, à la concentration qui se remarque chez un grand nombre d’entre eux.

N’exagérons rien : je ne prétends pas ici, bien entendu, poser des règles universelles. Il ne s’agit pas du tout de déterminer les caractères de l’intelligence de l’aveugle comme si cette intelligence était une et fixe. Chez les aveugles comme chez les clairvoyans, il existe autant de formes d’intelligence que d’individus. Il y en a de dissipés ; il y en a de capricieux et de prime-sautiers. Chez les mieux doués cependant une certaine pondération se reconnaît souvent. A culture intellectuelle égale, il y a souvent, je crois, plus d’équilibre et de jugement chez l’aveugle bien doué que chez le clairvoyant. Et cela n’est pas pour nous étonner : la vue, disions-nous tout à l’heure, est le sens des distractions. Moins on est distrait, moins le rêve intérieur est interrompu par les accidens du dehors, plus on se concentre sur soi-même, plus on prend le temps de mûrir ses réflexions, de peser le pour et le contre de ses délibérations.

J’ai rencontré dans le monde des aveugles quelques-unes des intelligences les plus sympathiques qu’il m’ait été donné de connaître. Il ne s’agit pas ici de savans éminens ; je parle d’hommes vivant sagement, intelligemment, d’hommes qui remplissent avec tact leur tâche quotidienne, quelle qu’elle soit, et qui constamment, dans la pratique de la vie, font preuve de bon sens et de sagesse. Parfois leur intelligence à une grande fermeté joint une extrême souplesse. Ne nommons personne parmi les vivans. Il y a quelques mois à peine, un homme mourait qui a laissé un souvenir ineffaçable chez tous ceux qui l’ont fréquenté. M. Bernus était professeur de grammaire et de littérature à l’Institution des jeunes aveugles de Paris. Très jeune, il avait perdu la vue. Elève de cette institution où il devait plus