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type légendaire du viking et du bersékir. Il est militariste, unioniste, anti-libéral, et il a exalté cet état d’esprit chez ses contemporains. Son triomphe a coïncidé avec les bruyantes victoires de l’opinion impérialiste. Suivant le jeu normal et traditionnel de la politique anglaise, la réaction s’est produite. La longue, difficile et coûteuse guerre du Transvaal a refroidi les ardeurs belliqueuses de l’Angleterre ; une victoire sans précédent du parti libéral aux élections de 1906, l’entente franco-anglaise et le rapprochement anglo-russe ont progressivement modifié l’opinion au cours des cinq ou six dernières années. Le prestige de M. Rudyard Kipling y a beaucoup perdu. Son génie même semble fatigué. C’est à peine s’il continue de se manifester, et nous ne concevons guère, à moins d’un renouvellement impossible à prévoir, ce qu’il pourrait ajouter à cette production sans exemple qui lui a fait parcourir, avant l’âge de quarante ans, à travers une trentaine de volumes, un cycle complet d’évolution. Quoi que réserve l’avenir, l’œuvre est là, solide et durable, où l’âme d’un grand peuple manifeste un de ses aspects, et non le moins typique assurément, ni le moins conforme à la nature des choses et à la loi de sa destinée. Hier encore il dominait tous les autres, et l’écrivain qui l’exprimait avec tant de précision, de force et d’originalité, devenait au-dessus de tous l’écrivain national. S’il se laissa entraîner à la brutalité et à l’orgueil, il serait souverainement injuste de le juger sur ces excès. Les admirations qu’ils lui gagnèrent sont très apaisées aujourd’hui. Gardons-nous des reviremens qui suivent un enthousiasme excessif. Ils risqueraient de nous faire méconnaître une véritable grandeur. De combien d’écrivains peut-on dire, comme de celui-ci, que leur voix manquerait à leur pays, et qu’à ne pas l’avoir entendue, le monde entier perdrait quelque chose ?


FIRMIN ROZ.