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Kipling, au peuple singe, « le peuple sans loi, les mangeurs de tout ! » Ecoutez le vieux philosophe Baloo : « Ils n’ont pas de chefs. Ils n’ont pas de mémoire. Ils se vantent et jacassent, et se prétendent un grand peuple, prêt à opérer de grandes choses dans la jungle ; mais la chute d’une noix suffit à détourner leurs idées, ils rient et tout est oublié. » Écoutez l’auteur lui-même, parlant en son propre nom, qui reprend les paroles de l’ours, insiste et les précise : « Ce que Baloo avait dit des singes était parfaitement vrai… Ils étaient toujours sur le point d’avoir un chef, des lois et des coutumes à eux, mais ils n’en avaient jamais, parce que leur mémoire était incapable de rien retenir d’un jour à l’autre ; aussi arrangeaient-ils la chose au moyen d’un dicton : — Ce que les Bandar-Log pensent maintenant, la jungle le pensera plus tard, — qui était pour eux d’un grand réconfort. » Vous les reconnaissez ? Les Bandar-Log sont les « intellectuels » de la jungle, la tribu établie en l’air. M. Rudyard Kipling les a chargés de toutes ses haines, et parce qu’ils ne sont pas restés sur le terrain commun de l’action, des nécessités pratiques et des disciplines traditionnelles, il leur a prêté l’arrogance des théoriciens, le cynisme des émancipés, l’impuissance des bavards, tous les vices opposés aux qualités anglaises, tous ceux, hélas ! qu’avec une psychologie un peu sommaire, égarée par la mauvaise humeur, quelques Anglais prêtèrent trop volontiers à ceux de leurs voisins les plus proches qui leur ressemblaient le moins…

El voici, au contraire, l’idéal de M. Rudyard Kipling : le maître de la jungle, façonné par elle et supérieur à elle, capable d’en apprendre tous les secrets, d’en embrasser toutes les lois, de lui obéir et de la dominer, Mowgli, frère des loups, élevé parmi eux, mais « petit d’homme. » Il a reçu les leçons de Baloo, « l’ours brun endormi, qui peut aller partout où il lui plaît parce qu’il mange uniquement des noix, des raisins et du miel ; » il est le protégé de Bagheera, la panthère noire, agile et hardie ; le confident de Kaa, le python de rocher, si vieux que « la lumière semblait s’être évanouie de ses yeux et les avoir laissés comme des opales mortes, » mais sage d’avoir vu tant de saisons et d’années et l’histoire de la jungle ; il est le vainqueur de Shere Khan, le tigre boiteux. En lui la nature achève toutes ses perfections et se couronne d’une perfection nouvelle : il est la force mesurée et invincible, la main adroite au service de