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des plus chères amies de la grande-duchesse : « Son cœur est délicieux ; il n’est point assez rempli, il a besoin de nourriture ; elle ne sera tranquille que quand il sera satisfait. » Nous remontons ainsi à la source des déceptions de cette jeune femme et des causes qui, plus tard, éloignèrent d’elle son mari, causes visibles qu’elle aggravera, sans le vouloir, par sa trop grande réserve, par la froideur sous laquelle se cache « une âme de feu, » par son dédain pour les intrigues qui se nouent autour d’elle, par tout ce qui fait qu’on la connaît peu, alors qu’elle est adorée par ceux qui savent la deviner et arriver jusqu’à son cœur.

Cependant, encore à cette heure, elle est aimée de son mari. Il le dit à qui veut l’entendre : « Nous aurions été bien heureux avec ma femme, écrit-il à la fin de 1795, et nous le sommes toujours entre nous deux, sans la comtesse Schouvaloff. C’est un diable incarné avec ses éternelles intrigues. » Au moment où il trace ces lignes, les jeunes époux sont soumis à la plus rude épreuve. Le comte Platon Zouboff, le favori de la vieille Impératrice, ne s’est-il pas avisé de tomber amoureux de la grande-duchesse et de le lui laisser voir ? Le jeune mari le sait, comme d’ailleurs toute la Cour. Catherine est seule à l’ignorer ; personne n’ose le lui dire et ni Alexandre, ni sa femme ne savent quelle conduite tenir envers le personnage, que rend d’ailleurs grotesque la passion qu’il affiche. « Si on le traite bien, c’est comme si on approuvait son amour, et si on le traite froidement pour l’en corriger, l’Impératrice, qui ignore le fait, peut trouver mauvais qu’on ne distingue pas un homme pour lequel Elle a des bontés. » A cet aveu de son embarras, le grand-duc ajoute : « Le milieu qu’il faut tenir est extrêmement difficile à garder, surtout dans un public aussi méchant et aussi prêt à toutes les méchancetés que celui-ci. »

On peut conclure de ce langage que la vie des époux est littéralement empoisonnée par le ridicule amour de Zouboff, jusqu’au jour où l’Impératrice, enfin avertie, « administre au favori dévergondé une mercuriale bien sentie qui l’oblige à cesser ses manigances. » Heureusement, en cette année 1795, la grande-duchesse Elisabeth s’est liée d’étroite et confiante amitié avec deux femmes dignes d’elle : d’abord la comtesse Golovine, dont nous venons de parler, et ensuite la princesse Julie de Saxe-Cobourg-Gotha, devenue sa belle-sœur, sous le nom