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nécessaires encore dans l’ordre de la musique. Cependant les théâtres de l’Opéra et de l’Opéra-Comique font couramment ce que ferait la Comédie-Française, si elle annexait à son répertoire celui de l’Ambigu ou du Palais-Royal. Le pis est qu’ils le font avec des partitions qui possèdent l’autorité de l’âge et de très longs succès. Et la musique est un art si peu compris, — au fond, si rarement aimé, — que dans l’opinion publique ces formes inférieures prennent le pas, posent l’exemple, et font la loi. Et la musique jouit de cette faveur sans seconde, que les gens quelquefois qui prétendent la régenter du plus haut, publient à son endroit des goûts injurieux, dont l’amateur le moins cultivé rougirait d’avouer l’équivalent dans une exposition ou dans un théâtre littéraire, à l’égard d’un livre ou d’une statue. Ils la ravalent au frivole divertissement d’un sens, qui ne serait, à les en croire, pas plus élevé que ceux de l’odorat ou du goût.

Quand on raisonne de la musique, on ne tient pas assez de compte d’un fait, qui mérite d’être considéré autrement que comme une anecdote douloureuse et singulière. C’est que le plus grand des musiciens fut sourd ; c’est que les œuvres que le consentement universel désigne comme le type supérieur, indubitable et complet de l’art musical, ont été composées par un homme qui n’entendait point ; c’est que l’art de Beethoven s’est développé, est devenu, si l’on peut dire, plus profondément musical, au fur et à mesure et comme en raison de son infirmité. Si la musique ne devait être rien qu’un jeu de sons plus ou moins délectable ; si même on admettait qu’elle peut bien nous affecter d’une impression morale, mais seulement, comme le fait la peinture, par la médiation d’une impression sensuelle, l’hypothèse d’un musicien sourd serait aussi absurde que celle d’un peintre aveugle : il n’importe que le musicien ait la faculté d’entendre mentalement la musique qu’il lit ou qu’il écrit. Or il y a eu des musiciens sourds ; il y a plus de musiciens qu’on ne croit, chez qui le sens de l’ouïe n’a ni une finesse spéciale, ni une particularité comparable à ces particularités de la vision, sans quoi il n’est pas de véritable peintre. Il existe donc quelque chose dans la musique qui ne dépend pas des sens. Et si la musique atteignit son apogée par un homme qui était muré dans sa vie intérieure, ce quelque chose ne peut être que l’expression immédiate de la vie intérieure. Et cette vie intérieure exprimée dans la musique se substituera impérieusement à celle