Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 49.djvu/910

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Nourri comme il l’était à toutes les sources d’érudition dont disposaient les historiens de son temps, il se sentait plus renseigné sur les mœurs et, si l’on peut dire, sur les états d’âme d’une Klytemnestra et d’un Orestès que ne pouvait l’être Eschyle lui-même. Racine avait fait de ses héros grecs des gens de cour en « canons » et en « perruques » à la mode de Versailles. Le scrupuleux Leconte de Lisle eut le sentiment que, toutes proportions gardées, Eschyle avait agi de même, et que, lui aussi, il avait trop « modernisé » les aventures et les caractères de ses personnages : il les avait représentés comme s’ils étaient ses contemporains. L’auteur des Erinnyes estimait que la méthode historique devait replacer cette fable à l’époque même où elle s’était développée dans l’action : soit, à la période de la civilisation mycénienne. Il jugeait qu’on ne pouvait prêter les mêmes raffinemens de pensée, les mêmes expressions de passion, aux Grecs primitifs qui avaient sculpté la Porte des Lions, et à ces contemporains d’Eschyle, qui commençaient d’envelopper le marbre, — comme la pensée, — dans des formes de beauté parfaite.

En conséquence, Leconte de Lisle n’hésita pas à faire revivre, — sous les masques qu’il sentait déjà trop classiques et figés de l’Agamemnon, de la Klytemnestra, de l’Orestès eschyléens, — les barbares qu’il voulait peindre.

Mais cet essai qu’il tenta pour remettre l’histoire des Atrides dans leur vrai cadre ne le satisfaisait pas encore. Il rêva de se donner vraiment à lui-même l’âme d’un contemporain de ses héros. Y réussit-il ? Il y avait, pour l’en empêcher, un apport personnel dont il ne pouvait s’affranchir, c’étaient ses supérieures préoccupations d’artiste et de philosophe ; c’était son goût impeccable qui ne s’accommodait pas des faiblesses, des obscurités, des répétitions auxquelles les vrais contemporains d’Agamemnon s’étaient sans doute abandonnés, plus aisément encore que les contemporains d’Eschyle.

Le poète moderne a donc introduit, bon gré, mal gré, dans sa tragédie, le mouvement, la brièveté, la netteté. Il a fait plus : il rencontrait dans l’âme d’Eschyle et de ses contemporains l’épouvante du destin, de la farouche « Moira » adorée par eux comme la divinité suprême qui gouverne les Olympiens, aussi bien que le reste de l’univers. En rapprochant les textes, les poèmes, en suivant, pas à pas, ces lignées de meurtriers, d’abord