Page:Revue des Deux Mondes - 1909 - tome 49.djvu/906

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Lisle, cette sensibilité frissonnante qui met un poète en relation d’émotion et de passion avec le monde extérieur, les hommes, les idées de son temps. Dans une lettre de Rennes qui date de la vingtième année, on lisait déjà cet aveu :

« Je me reconnais un tel besoin de métamorphose que je me sentirais capable d’éprouver, en un mois, tout l’amour, toute la haine et toutes les espérances d’un homme. » Il a dit, ailleurs, qu’il possédait « cette ouïe de l’âme qui prête des chants mélodieux ou sublimes aux divines formes organiques, cette étincelle qui vivifie le bois et l’argile. »

De ce chef, alors qu’il habitait encore Bourbon, sa tendresse allait à Ronsard. Il a loué ce maître d’avoir été « le seul poète du XVIe siècle qui eût la gloire de n’avoir pas été compris par Boileau. » Il le considérait comme le créateur, en France, de la poésie lyrique. Il affirmait que, grâce à lui, elle était née, du premier coup « délicate, naïve, mélodieuse et brillante. »

S’il était parfois choqué des fantaisies épiques de Victor Hugo, au fond desquelles il distinguait « le mépris de l’histoire et un optimisme vague, » il admirait sans réserve le poète lyrique dans l’auteur des Contemplations et des Feuilles d’automne. À cette minute, Hugo lui apparaissait comme « le père des seuls chefs-d’œuvre lyriques que la poésie française puisse opposer, avec la certitude du triomphe, aux littératures étrangères. »

Certes, les qualités de lyrisme de Leconte de Lisle sont perceptibles même pour le lecteur isolé et silencieux qui, en tête à tête muet avec le livre, écoute les vers chanter dans cette partie mystérieuse du cerveau où la vue des mots éveille des émotions sonores. Mais pour que ce lyrisme éclate dans son plein effet, il est indispensable que les vers du poète soient déclamés. Tel était l’avis de Flaubert qui lui écrivit un jour : « J’ai relu, dans la nouvelle édition que tu m’envoies, mes pièces favorites avec le « gueuloir » qui leur sied, et cela m’a fait du bien. »

Sainte-Beuve, dont l’esprit critique se défendait si vivement contre les impressions extérieures qui auraient pu obscurcir la netteté de sa clairvoyance, s’écrie avec enthousiasme au lendemain d’une récitation où Leconte de Lisle lui-même l’a ému en déclamant un de ses poèmes :

« On ne saurait rendre l’ampleur et le procédé habituel de cette poésie si on ne l’a entendue dans son récitatif lent et mystérieux. C’est un flot large et continu, une poésie amante