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c’est la prétention que ses contemporains affectent de cultiver un art « national, » d’avoir donné naissance à des poètes « nationaux. » L’art est, pour lui, international en soi :

« Ce n’est pas que je nie, écrit-il, l’art individuel, la poésie intime et cordiale. Je ne nie rien, très dissemblable en cela à la multitude de ceux qui s’enferment en eux-mêmes et se confèrent la dignité de microcosme. »

Mais il est persuadé que le génie français de son temps est réfractaire à l’art, particulièrement à la poésie lyrique. Il déclare que Victor Hugo ne sera jamais « un poète national. » Il l’en glorifie, car, si le titre est beau, le génie doit y renoncer quand on le décerne à des rimeurs vulgaires, à des ménétriers d’occasion.

« Hugo, le prince des lyriques contemporains, écrit-il, n’a-t-il pas pour fonction supérieure de sonner victorieusement, de son clairon d’or, les fanfares éclatantes de l’âme humaine en face de la beauté et de la force naturelles ? Un souffle de cette vigueur mettrait en pièces les mirlitons nationaux si chers aux oreilles obstruées des reprises de guinguettes. »

Loin de chercher des obstacles à sa liberté de création et de s’imposer des partis pris qui le diminuent, l’artiste désireux d’atteindre ce « caractère général » qui renferme dans une œuvre vivante l’expression d’une vertu ou d’une passion idéalisée, ne se haussera jamais assez haut au-dessus des préjugés. Même parmi les artistes marqués du sceau du génie, le nombre de ceux qui se sont élevés à ces hauteurs de conception et à ces miracles d’exécution est singulièrement restreint.

« Shakspeare, » déclare Leçon te de Lisle, « a produit une série de caractères féminins, mais Ophélia, Desdémona, Juliette, Miranda sont-elles des « types » dans le sens antique ? Non, à coup sûr. Ce sont de riches fantaisies qui charment et qui touchent, rien de plus… Seuls, au XVIIe siècle, Alceste, Tartufe et Harpagon se rattachent étroitement à la grande famille des créations morales de l’antiquité grecque, car ils en possèdent la généralité et la précision. »

Quand on se demande quels efforts Leconte de Lisle a tentés lui-même pour atteindre par la couleur locale à ce caractère artistique qui donne seul la personnalité et la vie à une œuvre littéraire, on constate que, s’il a mérité quelque reproche, c’est moins pour avoir mis sa théorie en oubli que pour avoir