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volontiers de ces relations, mais quelles que fussent ses sympathies ou ses rancunes, il s’exprimait sur tous ces personnages avec une extraordinaire sûreté de jugement. Ni le rang, ni la réputation ne l’éblouissaient. Très subtilement, il mettait le doigt sur la tare ou la qualité foncière de l’individu. Il ne s’en laissait point imposer par la façade d’une illustration et il connaissait merveilleusement tous les dessous des milieux politiques ou parlementaires qu’il avait traversés. Évidemment, il en jugeait à son point de vue de Musulman et de patriote. Mais le parti pris nationaliste ne l’aveuglait point, et, quand l’entretien tombait sur tel ou tel Européen trop naïvement épris de l’Islam, il ne se privait pas de s’en égayer en sourdine.

Nous épuisâmes ainsi les lieux communs préliminaires. Cependant, à la fébrilité de mon interlocuteur, je devinais que des sujets plus palpitans le sollicitaient. Tout à coup, il me dit, en se renversant contre son fauteuil :

— On vous a prévenu, n’est-ce pas, que je suis vendu à l’Allemagne, que je suis un agent déguisé de la Turquie ; que je touche la forte somme sur la cassette du Sultan ?… En tout cas, si vous n’êtes pas prévenu, moi je vous préviens !

Et, sur cette déclaration, il poussa un éclat de rire si réjoui que j’en fis autant. Pendant ce temps-là, le domestique apportait le café traditionnel ; des employés, des secrétaires, allaient et venaient, déposant des paperasses sur le bureau, ou prenant les ordres de Son Excellence (car Mustafa Kamel, créé pacha par firman impérial de S. M. Abd-ul-Hamid II, avait droit, en effet, au titre d’Excellence : ce que j’oubliais avec un déplorable sans-façon démocratique). A tout instant, la sonnerie du téléphone crépitait, hachait les périodes de l’orateur. Lui, il ne perdait pas la tête au milieu de ce vacarme, il suivait son idée à travers les interruptions, congédiait celui-ci, rappelait celui-là, et il appuyait son oreille contre le récepteur téléphonique, non sans une certaine complaisance et en me signifiant du coin de l’œil : « Vous voyez bien que nous sommes à la hauteur ! »

Sa voix s’échauffait de plus en plus. Il finit par m’exposer tout son programme, affirmant, réfutant tour à tour. Soudain, il s’emporta :

— Mes adversaires sont des menteurs quand ils prétendent que je suis l’ennemi de la France ! Comment pourrais-je ne pas