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groupes circulent, taciturnes et réservés, ainsi qu’à l’ordinaire… Je descends par les pentes ravinées des Petits-Champs jusqu’au Pont-Vieux. Stupeur !… Stamboul est plongée dans l’obscurité, comme sombrée sous un amas de ténèbres que font paraître plus denses les lumignons clignotans de quelques mosquées et l’éclairage solitaire du Sheik-ul-islamat. Je m’avance vers le milieu du pont, en buttant dans les trous de ses planches pourries. Un grand trapèze de feu se dessine sur l’eau noire : ce sont les illuminations des navires de guerre et du ministère de la Marine. Aucun bruit, pas une embarcation ; le pont, les quartiers avoisinans sont absolument déserts. Le trapèze enflammé qui brûle dans cette désolation semble un foyer d’incendie abandonné, et, à travers la pénombre rougeoyante, la Corne d’Or se déploie, sinistre et noire comme un fleuve de l’Erèbe…

Une tristesse funèbre m’opprimait. Je m’en revins tout désemparé, sans avoir rencontré âme qui vive dans ces parages, si ce n’est, à l’angle d’une caserne, un soldat ivre qui, d’un air stupide, tournait la manivelle d’un orgue de Barbarie.

Ce soir-là, vraiment, j’étouffais sous la terreur qui écrasait la ville. Mais la terreur du Maître était encore plus effrayante. Cette terreur, je l’ai vue de mes yeux, et j’en ai gardé une impression inoubliable.

C’était à la cérémonie du Sélamlik, parade si souvent décrite, si banalisée dans mon imagination, que j’hésitais à m’y laisser traîner avec les autres invités de l’Ambassade. J’y allai quand même, pour faire comme tout le monde, et bien m’en prit. Aucune étude, aucune conversation sur le sujet qui m’attirait à Constantinople ne me fut plus révélatrice que cette pompe protocolaire.

Affublés de redingotes et hauts-de-forme très gênans sous le soleil oriental, mais rigoureusement imposés par l’étiquette, nous voilà emballés dans cinq ou six fiacres que rehausse le costume éblouissant de nos kavass juchés sur le siège, près du cocher. Nous devons être prodigieusement grotesques. Mais les gens qui nous regardent ne paraissent point s’en douter. Nous faisons partie du cortège qui s’achemine vers Yldiz-kiosk, et cela suffit pour qu’aux yeux des curieux, une splendeur se répande sur nous et nos attelages. La grande rue de Top-Hané est toute grouillante de régimens en marche. Il en sort de toutes les casernes. A partir de Dolma-Bagtché, la soldatesque