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grise !… » Or cette enfant est en âge d’être voilée ! Eh bien ! je vous jure qu’elle ne le sera pas, qu’elle ne le sera jamais !

Tous les jeunes gens qui étaient là prononcèrent le même serment pour leurs filles ou leurs femmes futures. J’avoue que je n’en demandais pas tant et qu’il m’était à peu près égal qu’une gamine turque fût voilée ou non. Mais ce n’en était pas moins, pour mes hôtes, une grosse affaire. Ils tenaient absolument à me persuader qu’ils étaient des hommes de progrès. S’imaginant flatter en moi une manie bien française, ils allèrent plus loin : ils me servirent une profession de foi, dirai-je anti-religieuse ?… en tous cas, fortement libre penseuse. Quelqu’un s’emporta même contre la stupidité routinière des kodjas qui donnent l’instruction aux enfans pauvres dans les écoles des mosquées :

— Figurez-vous ! ces kodjas enseignent encore à leurs élèves que la terre repose sur les cornes d’un bœuf !

Et celui qui contait cette drôlerie nous déclara qu’étant entré dans une école, il avait, de ce chef, rabroué le pédagogue et fait aux bambins une leçon de cosmographie à leur portée.

De là, après maints circuits, nous passâmes, comme de juste, à la politique. Ce fut bientôt une explosion de fureurs contre l’absolutisme impérial. Ils me disaient : « Nous sommes las de cette tyrannie ! N’importe quoi plutôt qu’un tel régime ! Oui, nous préférons l’invasion étrangère ! Nous aimons mieux être Français ou Anglais que de subir cet esclavage monstrueux !… » Propos de têtes chaudes, évidemment, et qui, à distance, maintenant que la révolution s’est accomplie en douceur, peuvent sembler puérils ! Mais qu’on songe au danger qu’il y avait alors à risquer, même dans l’intimité, des discours de ce genre ! Un héroïsme réel se dissimulait sous ces hyperboles blasphématoires, et j’éprouve aujourd’hui quelque fierté d’en avoir reçu la périlleuse confidence.

Lorsque nous sortîmes de ce conciliabule, mon guide ordinaire me chuchota à l’oreille, car nous étions dans la rue :

— Je vous quitte, je vais à la réception de Mme Z…

— Une Arménienne alors ?

— Du tout ! Une dame turque, lettrée et musicienne. Elle reçoit deux fois par semaine, aussi bien les hommes que les femmes. Mais il faut que je prenne un chemin détourné, à cause de la police qui espionne la maison !