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même lorsqu’il avait le devoir de les contredire. Avec les militaires, jamais d’humeur dans l’audience ; visible à tout le monde, il écoutait paisiblement et portait intérêt à ses moindres subalternes. » Si c’était un ennemi dangereux, implacable dans ses rancunes, il se montrait, en revanche, ami fidèle et protecteur dévoué. La comtesse du Barry aurait pu témoigner de sa reconnaissance ; arrivé par elle au pouvoir, par elle soutenu au temps de sa faveur, il lui gardait un attachement que n’avait ni lassé ni découragé l’infortune. Cette intimité du ministre avec la favorite n’était pas, du reste, étrangère à son impopularité ; car le peuple le plus galant et le plus sensible qui soit au charme féminin eut toujours horreur que les femmes se mêlassent de le gouverner, enveloppant dans le même mépris les maîtresses et leurs complaisans.

L’antipathie que Marie-Antoinette professait pour le duc était également née de cette liaison avec « la créature ; mais des imprudences de langage avaient encore envenimé leurs rapports. « Le duc d’Aiguillon, rapporte le Comte de Provence[1], s’était permis un jour, en parlant de la Dauphine devant plusieurs témoins, de la traiter de coquette. » Ce propos et d’autres pareils, amplifiés, commentés, avaient exaspéré l’âme de la jeune princesse. « La Reine, remarque Mercy-Argenteau[2], a oublié tout ce qui avait pu lui déplaire (quand elle était Dauphine), il n’y a que le duc et la duchesse d’Aiguillon qui soient exceptés de cette règle de bonté. » Au cours de la présentation qui suivit l’avènement au trône, on observa que la souveraine, aimable et accueillante avec toutes les femmes de la Cour n’avait pas adressé un mot à Mme d’Aiguillon, avait même affecté « de la regarder sous le nez d’un air très méprisant[3]. » La duchesse, mortifiée, était partie dès le lendemain pour sa terre de Veretz, où, annonçaient déjà les nouvellistes, elle allait « préparer d’avance le logement de son cher époux. »

Les nouvellistes disaient vrai, et la dernière semaine de mai vit s’ouvrir une ardente campagne. Les lettres de Mercy-Argenteau, parmi les réticences calculées du langage, laissent deviner l’insistance de la Reine, pressant, « harcelant » son époux, pour obtenir le renvoi immédiat de l’homme qu’elle

  1. Réflexions historiques. — Passim.
  2. Lettre du 7 juin 1774. — Correspondance publiée par d’Arneth.
  3. Chronique secrète de l’abbé Baudeau.