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encore, il en a instruit le procès. On sait avec quelle verve intarissable, quelle verdeur pittoresque d’expression, quelle allégresse dialectique, il a mis à nu et bafoué les irrémédiables faiblesses de l’entendement humain. Incapable de rien établir par elle-même de sûr et de stable, comment, de quel droit la raison oserait-elle discuter et contredire l’autorité de la révélation ? « Cela est impossible, et d’un autre ordre, surnaturel, » dira bientôt Pascal, qui va reprendre sur ce point, comme sur beaucoup d’autres, l’argumentation de Montaigne. Et de même, la raison ne peut fournir à la religion aucun vrai secours. Que dis-je ! Prenons garde qu’en lui offrant un appui, elle ne la fasse chanceler avec elle. Car admettrons-nous que la raison toute seule puisse établir sans contestation possible les vérités essentielles du christianisme, l’existence d’un Dieu personnel, la Providence, l’immortalité de l’âme, l’autorité de la loi morale ? Dès lors, qu’avons-nous besoin d’une révélation particulière ? Et le christianisme n’apparaît-il pas comme une superfétation inutile ? Nous n’avons que faire de lui, et le déisme peut nous suffire…

On voit ici le changement d’attitude de Montaigne. Ce désaveu de la raison qu’il a obtenu de la raison même, il s’en sert pour justifier la foi irraisonnée des simples[1]. Son scepticisme rationnel lui est désormais un moyen d’apologétique. Ou plutôt, — car il ne faudrait pas se hâter de transformer Montaigne en apologiste résolu, — peu profondément chrétien lui-même, et même assez peu religieux, il a vu, et senti que cette disposition d’esprit pouvait être celle de bien plus grands chrétiens que lui, et, en passant, il leur a signalé avec complaisance la légitimité de ce point de vue. Lui-même s’en est senti rassuré dans ses vagues croyances traditionnelles, dans son hostilité instinctive contre les innovations téméraires, dans son besoin de faire passer, par-dessus les divergences d’opinion individuelle, les intérêts permanens de l’institution politique et sociale. La conversion d’Henri IV, qu’il n’a pas vue, mais qu’il eût si fortement approuvée, est comme l’expression symbolique de la philosophie religieuse de Montaigne.

  1. Dans la Préface de l’édition de 1595, Mlle de Gournay fait de Montaigne un « puissant pilier de la foi des simples. » Et l’épitaphe en vers grecs que l’on a gravée sur son tombeau le loue d’avoir « au dogme du Christ allié le scepticisme de Pyrrhon. »