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S’il a, dans son for intérieur, éprouvé quelquefois des sympathies purement sentimentales en quelque sorte pour la Réforme, ce n’est pas qu’il fût, au point de vue doctrinal, disposé à lui faire de réelles concessions. Montaigne n’est pas un bien grand chrétien, nous l’avons dit, mais il a l’hérédité catholique, et à ce titre, — on le lui a parfois reproché, — sa « mentalité » n’est à aucun degré une mentalité protestante. Il n’a jamais pu concevoir et admettre que la religion fût une affaire « individuelle, » et, au contraire, et conformément d’ailleurs à la donnée traditionnelle, il semble avoir toujours vu en elle une chose essentiellement « sociale. » De même, il paraît bien avoir tout d’abord, et longtemps, pensé, avec toute l’École, que la raison bien conduite suffit à prouver les vérités essentielles de la religion. Cette idée qui forme, on le sait, le fond du livre que Montaigne publia en 1569, cette traduction de la Théologie naturelle de Raymond Sebond qu’il avait entreprise sur la demande de son père, il l’admet alors, semble-t-il, sans la moindre difficulté. « Je trouvai belles, nous dit-il, les imaginations de cet auteur, la contexture de son ouvrage bien tissue, et son dessein plein de piété. » Et il le loue sans réserve d’ « entreprendre, par raisons humaines et naturelles, établir et vérifier contre les athéistes tous les articles de la religion chrétienne. » Jusqu’à cette époque, ce que l’on pourrait appeler le rationalisme chrétien de Montaigne n’a encore subi aucune atteinte.

Quelques années se passent, et si l’on en juge par divers passages des Essais, et surtout par l’Apologie de Raymond Sebond, dont la plus grande partie semble avoir été composée en 1576, l’état d’esprit de Montaigne a visiblement changé. La Théologie naturelle a soulevé diverses objections, qui l’ont frappé. Surtout, vers la même époque, 1576, il découvre Sextus Empiricus, qui lui résume tous les argumens du scepticisme antique. Ici se place dans l’histoire de la pensée de Montaigne une véritable crise, que M. Villey, après M. Strowski, a longuement et ingénieusement décrite, et qui est comme symbolisée par un fait assez curieux. On a retrouvé parmi les décombres de son château une médaille que Montaigne avait fait frapper à son nom. Il y a fait représenter la balance aux plateaux horizontaux qui figure l’état de parfaite indifférence philosophique. Elle est datée de 1576 ; l’âge de Montaigne, — quarante-deux ans, — y est aussi indiqué. Évidemment, c’est à cette époque que le