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déroulée, si l’on ose ainsi dire, à la surface même de la pensée de Montaigne. Elle a été l’une des façons dont ce merveilleux esprit s’est représenté la réalité de la vie. Pour tout dire, cette évolution religieuse a été celle de l’un des tempéramens les moins naturellement religieux qu’il y ait jamais eu.

Il est assez malaisé, les documens nous faisant défaut, de nous représenter très exactement l’état de la pensée religieuse de Montaigne avant l’époque où il commença les Essais. Né d’un père catholique et d’une mère d’origine juive, et qui semble avoir été protestante, il est peu probable qu’il ait eu au foyer familial des exemples d’ardent mysticisme : un de ses frères, une de ses sœurs embrassèrent la Réforme. Michel de Montaigne, lui, resta catholique comme son père, mais sans fanatisme, et peut-être plus par esprit de prudence et de conservation sociale que par véritable ferveur. Fut-il jamais très fortement tenté de rompre avec la religion traditionnelle ? Il semble difficile de l’admettre.


Ou il faut se soumettre, — écrira-t-il quelque part, — du tout à l’autorité de notre police ecclésiastique, ou du tout s’en dispenser. Ce n’est pas à nous à établir la part que nous lui devons d’obéissance. Et davantage, je le puis dire pour l’avoir essayé, ayant autrefois usé de cette liberté de mon choix et triage particulier, mettant à nonchaloir certains points de l’observance de notre Église, qui semblent avoir un visage ou plus vain ou plus étrange, venant à en communiquer aux hommes savans et bien fondés, j’ai trouvé que ces choses-là ont un fondement massif et très solide, et que ce n’est que bêtise et ignorance qui nous fait les recevoir avec moindre révérence que le reste[1].


Ce texte paraît dater de 1572 ou 1574 ; et, par conséquent, il doit faire allusion à une période assez ancienne de la vie de Montaigne, et probablement à sa jeunesse. Relâchement passager de quelques observances secondaires, c’est à quoi se réduit, vraisemblablement, tout le « libertinage » pratique de Montaigne : je crois avec M. Villey que, s’il était allé plus loin, il nous l’eût dit aussi naïvement.

Il est vrai qu’on a prétendu qu’il était allé plus loin. Un savant bordelais, le docteur Armaingaud, a signalé le premier, dans l’édition de 1588, le curieux passage que voici, et que Montaigne a modifié plus tard :

  1. Essais, livre I, chap. XXVII, édition Dezeimeris et Barkhausen, t. I, p. 134 ; Édition municipale, 1. 1, p. 236-237.