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du mien et de ce qui est mien par nature, — écrira-t-il en 1588 : — et si je m’en fusse cru, à tout hasard, j’eusse parlé tout fin seul. » Il ne s’en est jamais cru complètement, et il y aura toujours, jusqu’au bout, un peu de pédantisme dans Montaigne. Mais enfin, sa tendance nouvelle est manifeste, et dès 1580, elle apparaît clairement non seulement dans les derniers essais qu’il ait composés, mais encore, ce qui est plus significatif, et ce qui prouve qu’il sait désormais où il va, et ce qu’il veut, dans la Préface de son livre : « Je veux qu’on m’y voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans étude et artifice : car c’est moi que je peins… Ainsi, lecteur, je suis moi-même la matière de mon livre… » On ne saurait être plus explicite, — ni plus oublieux de son passé.

Cette « conquête de la personnalité, » comme l’appelle fort joliment M. Villey, ne s’est pas faite en un jour : elle s’est faite pour ainsi dire en deux étapes successives. D’abord, Montaigne, assez vite las de son rôle de compilateur, réagit contre ses lectures ou contre les opinions communes, et se laisse aller à exposer, sur tous les sujets qu’il aborde, ses idées personnelles. Puis, s’enhardissant encore, il en vient à parler directement de lui-même, à se mettre en scène, à multiplier, sur sa personne et sur ses proches, les confidences, les aveux, les souvenirs. Et c’est ainsi que, dans les derniers « essais » de 1580, et surtout dans ceux de 1588, il aboutit à concevoir son œuvre comme étant essentiellement une libre causerie, vivante et familière, abondante en incidences, en saillies, en échappées vagabondes, pleine de souvenirs et d’anecdotes, de réminiscences et de citations surtout latines, et où il s’efforce tout à la fois de se peindre lui-même au vif, et de nous donner son avis, plus ou moins motivé, sur tous les objets que sa verve rencontre ou soulève. Le véritable essai est né, et l’écrivain a enfin trouvé la forme qui fera sa gloire, et dont tous les essayistes modernes lui sont éternellement redevables.


À ces transformations tout extérieures correspondent, comme bien l’on pense, des changemens plus profonds et plus intimes. Montaigne n’est pas un philosophe de l’espèce de Descartes, — encore que Descartes lui doive plus qu’on ne le dit d’ordinaire, — mais c’est un penseur tout de même ; et il a semé ou insinué, ou suggéré tant d’idées, qu’il a droit à ce que l’on