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II

Montaigne, d’abord, est un artiste, un souple, vivant et subtil artiste ; et à cela même on a voulu parfois le réduire tout entier : tel est, par exemple, l’objet avoué d’un livre assez récent, livre charmant, ingénieux, pénétrant[1], et dont l’auteur, Edouard Ruel, est mort sans avoir rempli tout son mérite. C’est peut-être faire tort à Montaigne d’une partie de ses ambitions et de sa gloire : mais qu’un homme de grand talent ait pu soutenir cette thèse, cela prouve au moins qu’elle comporte une certaine part de vérité. Or, l’art de Montaigne ne s’est pas formé d’un seul coup ; il a eu, comme tous les arts du monde, ses tâtonnemens, ses servilités et ses méprises, en un mot, son histoire, qu’il est intéressant de connaître et de retracer.

La première question qui se pose à cet égard est de savoir exactement d’où Montaigne est parti, quels exemples et quels modèles il avait eus sous les yeux, en quel état il trouvait et prenait le genre qu’il allait si vite illustrer. Car il ne faudrait pas croire, — et M. Villey l’a fort bien montré, — que les Essais aient, à proprement parler, fondé et inauguré un genre, et qu’ils soient comme le produit d’une sorte de génération spontanée. Ainsi que toutes les grandes œuvres, ils plongent, par toutes leurs racines, dans la littérature d’alentour. Le XVIe siècle, et surtout le XVIe siècle français a vu fleurir à profusion des recueils de sentences, maximes ou proverbes, « faits et dits mémorables, » dissertations ou « leçons, « dont les auteurs évidemment se proposent de mettre à la portée de tous, sous forme commode et portative, l’expérience morale des anciens. Deux ouvrages, et qui en réalité n’en font qu’un, puisque le second a été détaché du premier, restent comme un signe sensible de ce goût croissant du public : ce sont les Adages et les Apophthegmes d’Erasme. Érasme, — M. Villey aurait pu le dire et le mettre plus nettement en lumière, — Erasme a été le vrai maître de Montaigne, comme il l’a été de Rabelais[2], et

  1. Edouard Ruel, Du sentiment artistique dans la morale de Montaigne, avec une préface de M. Emile Faguet, 1 vol. in-8 ; Hachette, 1901.
  2. Voyez Louis Delaruelle, Ce que Rabelais doit à Érasme et à Budé (Revue d’histoire littéraire de la France, avril-juin 1904). — Sur le rôle européen d’Érasme dans l’histoire de l’humanisme, il faut relire les fortes pages, si substantielles et d’une intelligence vraiment divinatrice, que Ferdinand Brunetière a consacrées au personnage dans son Histoire de la littérature française classique. — Parmi les sources et lectures de Montaigne, M. Villey signale bien divers ouvrages d’Érasme : il ne signale pas, et il aurait pu le faire, son traité Du mépris de la mort, qui paraît bien avoir au moins inspiré le célèbre chapitre des Essais, Que philosopher, c’est apprendre à mourir.