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L’étude attentive des ouvrages lus par Montaigne a fourni à M. Villey des renseignemens plus curieux encore et plus nouveaux : il en a principalement tiré parti pour établir les dates de composition respectives des divers chapitres des Essais, et à ce travail fort minutieux et délicat, il a déployé une ingéniosité patiente et une prudence critique qu’on ne saurait trop louer, et qu’il est assez rare de prendre en défaut. La question qu’il s’efforce d’élucider ici est, notons-le, d’une extrême importance. « Toute étude sur l’œuvre de Montaigne, — dit excellemment M. Villey, — doit se baser (il vaudrait mieux dire : fonder) sur une chronologie aussi précise que possible des Essais. Rien ici n’est figé : la pensée, le cadre, le style, tout est souple et se transforme. Pour bien comprendre comment son œuvre s’est bâtie, les dates sont nécessaires. » Or, jusqu’à présent, les dates nous échappaient en grande partie. Sans doute, grâce aux deux éditions successives de son œuvre que Montaigne a publiées de son vivant, — 1580, 1588, — et à celle qu’après sa mort, en 1595, a procurée Mlle de Gournay, nous pouvions en gros nous représenter les changemens survenus en douze ans dans la manière de l’écrivain et dans ses idées. Mais il était bon de serrer la question de plus près et, dans les diverses périodes pendant lesquelles Montaigne préparait chacune des éditions de son livre, d’introduire une plus grande précision chronologique, et, si je puis dire, un sens plus vif de la succession du temps. C’est à quoi a visé M. Villey. Du jour où Montaigne a écrit la première ligne des Essais, jusqu’au jour où la plume lui est tombée des mains, c’est-à-dire, pendant un intervalle d’environ vingt ans, — 1572-1592, — il voudrait pouvoir suivre, on n’ose dire journée par journée, mais presque mois par mois, et au moins année par année, tout le travail de la pensée et du style de l’écrivain. On pense bien qu’il n’y a pas pleinement réussi, — il n’y pouvait pas pleinement réussir ; — mais qu’il ait bien fait avancer la question, c’est ce qui est indéniable et fort méritoire.

Montaigne, heureusement pour nous, fournit lui-même quelques premiers points de repère. « Le sot projet qu’il a de se peindre » comme dira plus tard injustement Pascal, et de parler de lui-même, est ici d’un grand secours à l’historien. « Je naquis, — écrit Montaigne quelque part, — le dernier jour de février 1533 ; il n’y a justement que quinze jours que j’ai franchi trente-neuf ans. » Cette phrase est donc datée du 15 mars 1572, et il est