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seule fut changée. Le message, ainsi rectifié, fut envoyé par l’office du même page au château de Pontchartrain, résidence seigneuriale de son nouveau destinataire. Le lendemain, vendredi 13 mai, Maurepas débarquait à Choisy où l’attendait Louis XVI.

L’audience dura « cinq quarts d’heure, » et la conversation roula sur la politique générale : « Fallait-il conserver ou non le ministère du dernier Roi ? Fallait-il le changer entièrement ? Quels choix nouveaux pourrait-on faire ? Enfin quel rôle faire jouer à M. de Maurepas lui-même ? » Tels furent, dit l’abbé de Véri[1], les principaux points abordés. De ces questions, la plus pressante, comme la plus grave, était la dernière indiquée. Le public, on ne peut le nier, attendait un première ministre. Maurepas en prendrait-il le titre et la fonction ? Habileté ou prudence, il en déclina le fardeau. Rester, sinon dans, la coulisse, au moins dans le fond de la scène ; jouir de la plus grande influence, sans porter entièrement les responsabilités ; recevoir en un mot, autant qu’il se pourrait, les bénéfices et non les charges du pouvoir, Maurepas, en vieillard égoïste, rêva déjouer ce rôle, qui convenait, pensait-il, à son âge et à son humeur. Il en développa l’avantage devant son auguste auditeur avec une subtile éloquence.

L’abbé de Véri, qui vit M. de Maurepas le soir même, a consigné dans son journal le texte des paroles qui, assure-t-il, terminèrent l’entretien : « Les temps les plus heureux du dernier règne, dit Maurepas à Louis XVI, ont été sous le ministère du cardinal de Fleury. On l’accusa pourtant d’avoir prolongé

  1. Journal inédit de l’abbé de Véri. — Archives du marquis des Isnards-Suze. Jean Alphonse de Véri, né en 1724, mort en 1802, d’abord grand vicaire de l’archevêque de Bourges, puis auditeur de rote à Rome, enfin retiré à Paris, où il vécut jusqu’à sa mort, était l’ami du comte et de la comtesse de Maurepas, dans l’intimité desquels il vivait, et le condisciple de Turgot, avec lequel il se trouvait également en liaison étroite. Initié par ces personnages à tous les secrets de la politique de son temps, il contracta l’habitude d’écrire chaque soir ce qu’il avait appris dans la journée d’un peu intéressant. L’énorme manuscrit qu’il a ainsi laissé contient le récit détaillé des événemens de cette époque, la sténographie, pour ainsi dire, des entretiens qu’il avait eus avec ses amis au pouvoir, et la copie des lettres importantes qui avaient passé sous ses yeux. Ce précieux document, dont quelques fragmens ont été jadis utilisés par le baron de Larcy dans un article sur Turgot, paru en 1866 dans le Correspondant, a été mis à ma disposition, avec la plus gracieuse obligeance, par son propriétaire actuel, M. le marquis des Isnards-Suze ; et j’y ai puisé les élémens d’une grande partie de la présente étude.